APPEL DU 7

 

Hervé LEICK

 

Lorsque j’ai rejoint l’appel du 7, je me suis souvenu d’une citation d’un éminent médecin psychiatre qui affirmait que le collectif était une machine à traiter l’aliénation. Je les rejoins donc  chaque trimestre pour une sorte de thérapie de groupe afin de tenter de soigner mes angoisses, mes phobies, mes obsessions et autres maladies psychiques qui parsèment notre profession. Aujourd’hui je me suis venu vous parler du temps institutionnel. Je souhaiterais faire un lien entre ce temps et mon engagement dans  l’appel du 7.

 

Engagement quel joli mot, voici plusieurs définitions:

 

C’est d’abord le fait de prendre parti sur des problèmes politiques ou sociaux par son action et ses discours.

D’un point de vue philosophique, c’est  un acte par lequel l'individu assume les valeurs qu'il a choisies et donne, grâce à ce libre choix, un sens à son existence.

C’est aussi l’acte ou l’attitude d’un intellectuel, d’un artiste ou d’un simple citoyen, qui prenant conscience de son appartenance au monde, abandonne une position de simple spectateur et met sa personne, sa personne ou son art au service d'une cause.  Tout un programme donc. Ce mot riche de sens étant défini je vais pouvoir entamer mon propos.

 

J’ai la chance de travailler au sein d’une institution engagée. Le débat, la discussion, l’échange, la disputation, l’engueulade ont toute leur place dans ce grand bazar institutionnel. On se prend au sérieux, d’autre fois pas, on rit, on pleure, on mouille le maillot, on se tourne les pousses,… on vit quoi. Exister pour faire exister si je devais faire un petit raccourci. Le coeur de notre métier étant à nous tous ici, de porter, d’accompagner, de soutenir des projets de vie, de protéger des personnes en situation de précarités, d’être les portes voix de ceux que la société  refuse d’entendre et même parfois de regarder comme des citoyens, des femme, des hommes à part entière.

 

Un ethnologue, formateur et  enseignant dont je ne me souviens plus le nom, résume très bien l’affaire qui me préoccupe.Il dit un peu près les choses comme ceci:

 

 « Commencent alors l’arrivée et la mise en place de cet ovni qui descend dans notre modernité, celle du prix de journée, du parcours de l’usager, de la démarche qualité, du projet et de l’évaluation, des rationalités paniques, des politiques publiques et de l’année de l’autisme. » .On nous oblige  à suivre des recommandations de bonnes pratiques, on parle du droit de l’usager, On vend des méthodes, des formations à des prix exorbitants alors que ce qui se trouve dans les assiettes de nos protégés est  immangeable, dans le secteur adulte le ratio d’encadrement se définit un peu près comme ceci : 1 pour 6, 2 pour 7, 3 pour 12 mais rarement tous pour 1. Les chambres d’isolement refont doucement, mais sûrement leurs apparition. La dictature des normes d’hygiène, de sécurité s’accentue…

 

  Alors dans cette atmosphère complètement délirante, il nous faut continuer à inventer, porter, soutenir la vie contre ce rouleau compresseur mortifère. Je ne doute pas un seul instant que c’est dans des collectifs que ce trouve notre salut. Un poète disait : « Quand on donnera à la pensée ce que l’on donne au ballon rond, on aura sauvé la nation. » Bon on est loin d’avoir sauvé la nation, lorsque qu’on voit qu’un transfert de footballeur génère 222 millions d’euros et que des milliers de gens viennent s’entasser dans des stades ou s’extasient devant un écran juste pour regarder des millionnaires jouer au ballon.

Après cette longue introduction, je vais vous faire part de mon temps institutionnel à travers un texte que j’avais déjà écrit et déjà lu lors d’un colloque et que j’ai adapté pour aujourd’hui.

 

« Être au plus proche, ce n'est pas toucher : la plus grande proximité est d'assumer le lointain de l'autre. » A partir de cette phrase de Jean Oury , je vais tenter de vous faire partager une expérience qui m’a amené à tutoyer, à travers  le quotidien, la différence, la folie et soutenir un projet de vie social  au sein d’un établissement qui accueille des personnes en situation de handicaps. Je vais donc essayer de vous faire part d’une situation où il sera question d'outils et donc de bricolage....


Marion  est passionnée  de musique, de chanson populaire, de chocolat et autres gourmandises. Lorsqu'elle arrive sur le foyer d'hébergement, elle a trente-cinq ans. Elle bénéficie d'une restructuration interne, ou plutôt d'un savant jeu de chaise musicale entre  deux services ; le F.A.M. et l'hébergement.

Le projet est ambitieux, un travail, un nouveau rythme de vie, des nouveaux éducateurs, des nouveaux colocataires...

On associe à cela, une dysharmonie évolutive qui se traduit par de forts comportements  d'oppositions un tant soit peu obsessionnels et tyranniques, une déficience  intellectuelle et une épilepsie partiellement stabilisée, alors, c’est le début d'une longue, d’une très  longue aventure.

Marion, n’est pas une travailleuse d’E.S.A.T. traditionnelle, elle ne possède pas le niveau d’autonomie requis pour intégrer une telle structure  ou s’inscrire dans la dynamique d’un foyer d’hébergement, mais la philosophie de notre établissement, de notre institution est la mise au travail progressive au sein des ateliers et un soutien très individualisé dans les actes du quotidien.

 Nous laissons aux personnes,  le  temps de s’inscrirent dans une démarche et une dynamique.  Nous faisons surtout  le pari que c'est à travers un épanouissement professionnel et personnel  que des personnes trouvent une place dans un collectif, dans la cité et cela malgré leurs différentes singularités.

 Pour Marion, il fallait donc trouver des mots, des gestes, des regards pour rentrer en relation, tisser du lien. Je ne les avais pas, nous ne les avions pas.

 Elle devait aussi, dans cette période anxiogène qu'est le déménagement,  vivre le décès brutal de son père et le changement de son traitement épileptique.

 Comment dans ses conditions, inscrire cette dame dans une dynamique de foyer d'hébergement?

Partir au travail, faire à manger, le linge, sa chambre.... Le quotidien quoi! 

Ben elle,  elle en voulait pas de notre proposition. Cela ne l'intéressait pas, on n’avait pas compris, ce n’était pas maintenant. On s'était trompé.

En début de carrière, je n'aurais jamais imaginé devoir m'interposer sur des vols d'infusions (de tisanes), devoir gérer une consommation excessive de serviettes hygiéniques, vivre des situations conflictuelles abracadabrantesques autour de compact disque, devoir mettre des pansements sur des plaies invisibles à l'œil nu

 Un jour en m’intéressant à Lacan sur Wikipédia, quelques phrases m’ont interpellée sur l’analyse de son travail et de sa pensée. Ces quelques lignes attachées à une époque maintenant révolue, me semblait pourtant  toujours d’actualité. Elles devaient aussi m’amener à réfléchir sur l’éthique mais surtout sur ma propre perception de la raison :   

 "Dans une époque où le fou continue bien souvent d'être vu comme un dégénéré et est enfermé comme un criminel, c'est encore sur l'Éthique qu'il appuiera sa démarche de considérer la folie raisonnante non comme une altération de la raison mais comme l'expression d'un désir obéissant à une logique propre, selon Bertrand Ogilvie, différente du sens commun mais pas moins digne." 

 On a donc décidé de chercher des solutions à des situations que l’on ne comprenait pas, ou qui échappait au sens commun. Quel drôle d’idée de voler des infusions chez les voisins alors qu’on en a chez soi, quel drôle d’idée de se faire mal pour avoir  un pansement…

 Avec le recul je me suis rendu  compte que ce n’était pas si important de ne pas comprendre, l’importance du moment, il me semble, était d’accueillir avec bienveillance et hospitalité.

 

 De jolis mots, bienveillance et hospitalité. Je dois quand-même  vous avouer que cela n’a pas été possible tous les  jours d’accueillir avec bienveillance et hospitalité. En effet, malgré toutes les bonnes volontés d’un collectif, une porte blindée reste une porte blindée. Si elle ne veut pas que l’on rentre, on ne rentre pas. C’est aussi simple que cela.

Attendre donc, supporter quelques fois l’insupportable, la violence, l’automutilation, les insultes,  des colères sans limites ; accueillir même le pire,  accueillir au-delà de ce qui est possible d’accueillir.  On a beau mesurer  1m93 peser euh…. je sais plus, j’ai oublié, avoir presque vingt ans d’expériences (déjà) on est jamais vraiment armé dans ce genre de situation. Le poète écrit et chante : « quand on a que l’amour pour parler aux canons et rien qu’une chanson pour convaincre un tambour alors sans avoir rien que la force d'aimer nous aurons dans nos mains amis le monde entier », non pas toujours, pas tout de suite, il faut y croire, se battre, supporter  des insomnies, ne plus y croire, le travail qui s’invite dans les rêves, à la maison,  se désespéré… et un matin.

Je me souviens encore de ce matin-là, ou elle se lève pour partir au travail sans aucune difficulté.  Qu’est ce qui s’est passé ce jour-là,  je ne sais pas ! Et pourquoi moi ???? Parce qu’avec les autres collègues, cela continuait à être la misère, une tendance à l’amélioration se dessinait, mais ils  marchaient encore sur des œufs. Cest rigolo car à ce moment  je me souviens d’avoir eu l’indélicatesse, la faiblesse de me sentir bon. D’avoir cette affreuse pensée lorsque l’on fait partie d’une équipe : « Ben moi j’y suis arrivé ! ». C’est humain, mais qu’elle bêtise car sans l’accord de Marion et sans le collectif, cela n’aurait pas été possible.

Je pense aujourd’hui que mon salut est aussi venu de mon smartphone. J'entends dans l'assemblée les réactionnaires de tout poil se dire mais qu'est- ce qu'il raconte, qu'est-ce que c'est que cet éducateur.

Je vais donc rassurer les réactionnaires ! C'est  Dalida, Sardou, Bashung , Louise attaque…  par le biais de mon smartphone, mais c'est bien eux qui ont  trouvés  la note juste pour qu'une relation s'installe.

Cela parait tellement évident qu’on l’oublie trop souvent : L’ambiance !

 On a beau mettre en place une batterie de protocole,  des rafales de méthodes,  mais sans générer une bonne ambiance, on ne peut rien.  Nous ne sommes pas dans un zoo, dans un laboratoire on travaille avec des sujets qui malgré leurs différences sont tous aussi sensibles que n’importe quel être humain.

Penser un jour, que Gigi l'amoroso serait le tiers  qui m'aiderait à débloquer une situation et à développer notre palette d'outils institutionnels.

 Vous imaginez-bien qu'à partir de là , le quotidien s'est construit en chanson et en chantant s'il vous plait.

C'est un spectacle incroyable que celui de voir Marion cuisiner et chanter: "Comme le disait la mistinguette, je suis comme le bon dieu m'a fait et c'est très bien comme ça!" Ou bien alors que " la folie ça se danse". Oui ça se danse et ça se chante, parfois même avec une véritable justesse. Des moments de grâce ou nous accompagnons  des hommes et des femmes qui vivent avec dignité et juste l’espace d’un instant, l’étiquette du diagnostic  est oubliée, c’est Marion, Gus, Max et c’est tout.

Après ce point d’ancrage, le travail avec Marion pouvait alors commencer.

Un travail  de jardinier, minutieux, respectueux, qui nous amène à observer, écouter, tenter de comprendre, accepter qu'il y a des choses que l'on ne comprendra sûrement jamais. Mais le principal est d'entretenir cette relation, tel un jardin. Pas le genre de jardin que vous pouvez admirez dans notre belle région, encore moins un jardin anglais propre et harmonieux. Non, son jardin à elle. Le jardin dans lequel chaque plantes, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, qu'elles donnent des légumes ou pas, qu'elles fleurissent ou non est à envisager sérieusement et avec respect. Car ma foi, ce que l’on appelle  les symptômes, les rituels, les obsessions de n’importe quelles folies ne sont-ils pas des béquilles qui aident nos protégés à affronter le monde.

 Décréter de façon totalement arbitraire que tels ou tels comportements ne sont pas adaptés à nos normes sociétales sans tenter ne serait-ce que d’en comprendre l’importance, n’est-ce pas là,  ce que l’on peut définir comme de la maltraitance.

Lors de la construction de cet écrit, nous discutions sur la notion d’intimité. Ce que cela nous renvoie à nous,  éducateurs,  et ce que cela peut renvoyer  aux personnes que nous accompagnons. Pour nous, l’intimité semblait ce cantonner à l’accompagnement à la douche, l’intimité de la chambre, la nudité, ce que cela nous renvoie.  Marion, puisque c’est elle qui occupe ma réflexion, n’est pas du tout gêné par ce genre d’accompagnement, par contre il se trouve que son lit est peuplé de petites choses qui ont une grande signification pour elle ; quelques mouchoirs en tissu, des bouts de cotons, des peluches… Et cette intimité, tu n’y rentres pas sans permission. Les changements de draps sont le fruit de  quelques négociations en amont et je  pense qu’il est important que tu saches à quel point cela compte pour  elle. 

Aujourd'hui, les choses sont loin d'être parfaites, nous continuons à jongler avec les idées fixes de Marion, nous essayons de leurs donner une place, car elles sont autant de désir qu'il faut prendre en compte si l'on ne veut pas passer à côté de la relation. Donc même si les choses sont loin d'être parfaites, elle a trouvé une place dans ce collectif et à travers cette organisation dans cette institution donc.

Conclusion.

Pour conclure mon récit , la psychologue qui m’ a accompagné durant cette aventure, m’a conseillé de chercher dans l’étymologie du mot outil le sens que nos différentes sociétés avaient pu lui donner

Au début du XIIe siècle c’est « un équipement, et des objets nécessaires qu'on embarque pour un voyage »Il me semble que nous ne sommes pas éloigné du propos. En 1174 c’est un « objet fabriqué qui sert à faire un travail » là encore nous sommes dans le ton. Malheureusement au  XIIIe siècle cela devient un « membre viril ». C’est peut-être à partir de cette époque que les choses basculent. Sans vouloir faire de la psychanalyse de comptoir. Heureusement en 1272 cela redevient « un moyen d’action ».

 Il est nécessaire de souligner, lorsque l’on parle d’outil, l’importance de son maniement, le tour de main avec lequel il doit être utilisé et qu’il est toujours fabriqué et destiné pour quelque chose (ou quelqu’un) de précis…Une belle métaphore de ce que pourrait être notre travail…

 Alors, dans cette belle vallée ou coule un des innombrables gardons qui parsème le Gard, qu’est ce que je fabrique avec mes outils ? Et ces outils quels sont-ils ? C’est quoi mon temps institutionnel Est-ce notre humanité qui nous amène a parler d’accueil, d’ambiance comme des leviers indispensables à n’importe quel accompagnement. Ou est ce simplement l’héritage d’un concept que Philipe Pinel tentera de faire grandir au 18 ème siecle et que des hommes inspirés et engagés tenteront de formaliser.

Lorsque je regarde dans le passé, l’histoire du fou, de la différence, la révolte gronde en moi. Lorsque je regarde à travers mon époque, je suis inquiet, j’ai peur pour Marion, Max et tant d’autres que vous connaissez.

Des histoires effroyables ou il n’est plus question d’accueil, d’ambiance et d’humanité raisonnent autour de nous. On enferme à nouveau, on a commencé à remonter des murs, des barrières, des salles de répits... Jusqu’où cela va-t-il aller.

 La psychiatrie a grandi dans une époque où la société avait soif d’humanité, l’après-guerre. Ou en-t-elle aujourd’hui notre soif d’humanité ? Les plus démunis seront-ils toujours la variable d’ajustement de nos états d’âmes ?

 Qu’est ce qu’on fabrique avec mon temps institutionnel  ? Des hommes, des femmes, des sujets donc et j’espère  que nous donnons une place solide à cette différence afin qu’elle reste une évidence dans cette belle Vallée  et au-delà.

J’ai eu envie de terminer notre témoignage par une réplique de Djamel Debbouzze dans le film « La Marche », en m’excusant par avance sur mes références peut-être un peu douteuse au vue de cette prestigieuse assemblée qu’est la notre, dans ce haut lieu de résistance qui nous accueille : « La France c’est comme une mobylette, elle a besoin de mélange pour avancer ! » Alors mélangeons  !!!!

Merci pour votre attention !!!!

 

XXXV èmes Journées Vidéo-Psy

Nous voilà cette année encore à l'Institut Nazareth, 13 rue de Nazareth en mars 2024. Le rituel printanier se poursuit

Organisées par le C.R.A.P.S

(Dr R.BRES), le groupe Vidéo-psy et le CHU de  Montpellier,

Les journées sont gratuites et ouvertes aux personnels de santé et aux partenaires sociaux sans inscriptions préalables.

 

REGARDS

 

CROISES SUR

 

LA MÉMOIRE