Lina PUIG

 

                                                      

 

                                                                  

 

Le délire passionnel

 

Je me suis intéressée au cas Aimée de Lacan…

 

Si Freud est venu à la psychanalyse, c’est d’avoir rencontré et écouté, dans sa consultation de médecin- neurologue, les hystériques. 

 

Pour Lacan, jeune psychiatre, quelque chose d’homologue s’est produit dans sa rencontre avec les psychotiques - plus précisément Aimée, dont il dira plus tard, en 1971, dans l’un de ses « entretiens » aux psychiatres à Sainte- Anne, que c’est « d’écouter la malade épinglée du nom d’Aimée [qui] l’a conduit à être aspiré par la psychanalyse » - Aimée était le prénom qu’elle avait donné à l’héroïne des deux romans qu’elle avait écrits dans sa dernière période délirante.

 

L’autre rencontre qui a permis à Lacan d’être « aspiré » par la psychanalyse, c’est celle de Freud à travers son article datant de 1922, De quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité, que Lacan a traduit en 1932, année où il s’est occupé d’Aimée.

 

                               

 

Le Dr. Lacan arrive à la « Clinique de l’asile de Sainte-Anne » en 1931. Il y rencontre Aimée, cette femme de 38 ans qui vient d’être internée à la suite d’un passage à l’acte dont les journaux de l’époque se sont faits l’écho : elle avait agressé, avec un couteau, à l’entrée des artistes d’un théâtre parisien, la célèbre actrice, Mme Z, qui, en saisissant la lame, s’était sectionné deux tendons des doigts.

 

 

 

Presque quotidiennement, pendant près d’un an et demi, Lacan va suivre Aimée, lui laisser la parole, l’écouter, recherchant « la cause de ce qui cloche » dans les dires de la patiente.

 

Il fera le choix de s’appuyer sur « l’étude aussi intégrale que possible » de ce cas, qui lui a paru le plus significatif parmi la vingtaine qu’il avait étudiée, pour présenter sa thèse de doctorat de médecine, soutenue en 1932, sous le titre « De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité ».

 

 

 

A cette époque, la psychiatrie est traversée par la question de la place de l’amour dans la clinique des psychoses, à partir de l’étude de l’érotomanie et ce qu’elle désigne depuis les grecs : la folie amoureuse. Avec le cas Aimée, Lacan prend position dans ce débat.

 

 

 

Je me suis plongée dans la lecture de la monographie que présente la thèse, avec une visée : suivre le délire passionnel tel qu’il se révèle à travers les particularités qu’offre ce cas, et le relier à quelques avancées théoriques ultérieures de Lacan psychanalyste, pour l’éclairer après- coup.

 

C’est ce cheminement que je vous propose.

 

 

 

L’acmé du délire, c’est l’attentat. Devant le commissaire de police qui essaie de comprendre ce qui a motivé son acte, Aimée tient des propos qui paraissent incohérents, exprimant sa haine contre sa victime, dans une totale méconnaissance de la relation en miroir qui s’y révèle :

 

Depuis de nombreuses années, l’actrice aurait fait contre elle du « scandale ». Elle la nargue et la menace. Elle est associée dans ces persécutions avec un académicien, homme de lettres célèbre, P. B. Celui-ci dévoile la vie privée du sujet dans de nombreuses pages de ses livres. Elle avait l’intention d’avoir une explication avec Mme Z. Elle l’a attaquée parce qu’elle l’a vue fuir.

 

L’actrice ne porte pas plainte. Elle déclare que l’inconnue, changeant de visage et le regard chargé des feux de la haine, a levé son bras contre elle.

 

Le seul signe lisible par l’actrice est la modification physiologique du visage de celle qui l’agresse, faisant, pour nous, écho à l’épisode que Saint-Augustin rapporte concernant le petit enfant jaloux devant le spectacle de l’allaitement de son frère : il le fixait, pâle, d’un regard amer. Sauf que la jalousie délirante n’est pas du tout du même ordre que la jalousie originaire, constitutive du Moi et d’autrui. J’y reviendrai.

 

 

 

Vingt jours après son emprisonnement à St- Lazare, alors que ses compagnes de détention sont couchées, Aimée s’est mise à sangloter et à dire que cette actrice ne lui voulait rien, qu’elle n’aurait pas dû lui faire peur.

 

Tout le délire est tombé en même temps, comme si elle était sortie de son monde imaginaire.

 

 

 

Elle est admise à l’Asile après deux mois d’emprisonnement.

 

Le rapport d’expertise médico- légale a conclu à « un délire de persécution à base d’interprétation avec tendances mégalomaniaques et substratum érotomaniaque ».

 

 

 

Les entretiens réguliers avec le Dr. Lacan vont mettre en lumière l’organisation délirante qu’elle a progressivement bâtie jusqu’à la chute du délire et la critique qu’elle en a formulée.

 

 

 

§ Persécutrices et persécuteurs :

 

Au cours des six années qui précèdent l’attentat, le délire interprétatif est en marche.

 

Elle a la conviction que Mme Z est une menace, imminente, contre elle et contre la vie de son fils.

 

Il s’avère que l’actrice n’est pas la seule persécutrice. Derrière elle apparaissent Sarah Bernhardt et Mme C. la romancière, femmes célèbres, vivant dans le luxe. Elle leur impute corruption et artifices, dans une ambivalence méconnue, car Aimée, elle aussi, veut être une romancière, avoir une influence sur le monde. Elle se sait appelée « à réprimer cet état de chose…à réaliser le règne du bien ».

 

 

 

Un homme de lettres, le romancier P. B., en lien avec l’actrice, se trouve impliqué dans le délire d’Aimée.  Ce persécuteur a été même au premier plan du délire dans les premières déclarations qu’elle a faites. D’abord de nature érotomaniaque, la relation est passée au stade du dépit. Elle imaginait la relation entre les deux persécuteurs majeurs : elle ne pensait pas qu’ils étaient amants, « mais ils font comme si c’était ça…   [Elle se disait que] Mme Z ne pouvait pas être seule pour [lui] faire tant de mal impunément, il fallait qu’elle fût soutenue par quelqu’un d’important ».

 

 P. B. est accusé de diriger contre elle des scandales, de concert avec les actrices. Dans plusieurs de ses romans elle a repéré d’incessantes allusions à sa vie privée, ou bien des personnages usurpés à ses propres romans non publiés. Derrière P. B., apparaissent d’autres persécuteurs, des journalistes et directeur de journal qu’elle « importune » pour qu’ils publient ses accusations.

 

Tous ces personnages sont haïs comme « grands fauteurs des malheurs » de la société qui provoquent par « leurs hâbleries » le meurtre, la guerre, la corruption des mœurs. L’invective majeure s’adresse aux « femmes de théâtre… qui font des autres femmes des ilotes de la société et croulent leur réputation ».

 

Tout se passe sur l’axe imaginaire où la relation au semblable spéculaire « se réduit à son tranchant mortel », sans médiation tierce.

 

 

 

§ Le thème d’une érotomanie se précise, à mesure que nous nous rapprochons du terme fatal. Il a pour objet le prince de Galles, qui apparaît comme un recours bienveillant.

 

Lacan précise que « à l’adresse du prince, elle note chaque jour, avec la date et l’heure, une petite effusion poétique et amoureuse qu’elle lui adresse ».

 

L’amour se révèle être un recours pour mettre une halte à la jouissance envahissante, pour éviter l’acte auquel elle est poussée par sa logique délirante (IZCO, p. 213).

 

Dans les huit mois qui précèdent l’attentat, elle écrit deux romans qu’elle envoie, en dernier recours, à la Cour royale d’Angleterre, après que les éditeurs parisiens sollicités aient refusé de les publier.

 

Elle aura mis tous ses espoirs dans cette démarche. Sans doute, ses ennemis effrayés par ses romans reculeront- ils.

 

Sa déception est immense. Elle saute à la gorge de l’employée qui lui transmet ce refus, entraînant une incapacité temporaire de travail, pour laquelle elle est condamnée à payer une indemnité conséquente. Le commissaire n’a distingué rien d’autre que la vanité littéraire déçue. Selon Lacan cet épisode aurait nécessité un internement.

 

 

 

Par rapport au prince de Galles, l’érotomanie est typique de la description des classiques :

 

Le trait majeur du platonisme s’y montre très nettement, comme dans ces quelques vers : « Je cours au quai d’Orsay/ Pour apercevoir mon maître/ Mon maître, mon bien-aimé/…Des cheveux blonds comme le soleil/ Des yeux miroir de l’infini/ Une silhouette haute et fine/ Ah ! comme je l’aurais suivie/…  Avec son Altesse la distance/ Reste toujours immense … ».

 

Dans ses écrits, elle glorifie la royauté « Les poètes sont l’inverse des Rois, ceux-ci aiment le peuple, les autres aiment la gloire et sont ennemis du bonheur du genre humain… ».

 

 

 

Les écrits de la période délirante, dont Lacan donne de larges extraits, ont pour lui une valeur clinique au regard de l’état mental de la malade à l’époque de leur composition et surtout permettent de saisir les traits « des complexes affectifs et des images mentales qui l’habitent ».

 

Il note que chez Aimée « l’effusion affective n’est pas la perte du moi, mais son expansion sans limite ». L’amour est présenté dans sa force déchainée : « l’amour est comme le torrent, n’essaye pas de l’arrêter au milieu de sa course, de l’anéantir, de le barrer, tu le croiras subjugué, il te noiera… ». De même le thème de la jalousie, qu’elle décrit dans ces quelques lignes « Quand je t’ai perdu ne serait- ce qu’en imagination, mon souffle s’accélère, mon visage se contracte, mon front se plisse. Panique au cœur, panique des foules, c’est toujours affreux, c’est le piétinement et la mort ». Ou encore Le thème de l’angoisse qu’elle dépeint ainsi : « Le silence est horrible, il mord, c’est un chien enragé, on ne l’entend pas venir, mais son passage est maudit, le souvenir d’un silence reste dans l’âme pour la troubler, adieu les mirages, les espoirs… ».

 

 

 

L’acte délirant est inséré dans la trame de sa vie :

 

 

 

De son enfance campagnarde et paysanne, elle a gardé un sentiment de la nature profondément enraciné, « une fixation infantile de sa sensibilité » qui transparaît dans ses textes, ainsi qu’une tendance précoce à se renfermer dans la rêverie et une « aspiration amoureuse discordante avec la vie ».

 

 

 

Dans sa famille, malgré une lenteur particulière, elle était considérée comme une enfant intelligente, plus que ses frères et sœurs ; cela lui valait des privilèges.

 

- Par rapport à son père, dont l’autorité était incontestée, elle savait le contredire sur des détails, comme le nœud d’une ceinture ou le port d’une coiffure. Lacan soulignera plus tard les effets ravageants du père en position de « tyran domestique », comme variante du père législateur qui se pose comme père de la loi, hors de l’assujettissement qui seul en conditionne la transmission.

 

-Sa mère, dont elle était très proche, lui achetait un linge plus fin que celui de ses deux sœurs. Cette femme avait une disposition « interprétative ». Ses inquiétudes par rapport au voisinage se transformaient vite en soupçons, dénotant une prévalence de la « signification personnelle » dans ce que Lacan appellera plus tard un « engluement imaginaire ».

 

-L’aînée de ses sœurs avait cinq ans de plus qu’elle et avait exercée sur Aimée une autorité maternelle, avant de quitter le foyer pour aller travailler à 14 ans. Avec ses trois frères, tous plus jeunes qu’elle, elle partageait des jeux garçonniers.

 

Lacan introduira, avec le stade du miroir, la notion de conflit conditionné par le rôle du complexe fraternel dans la paranoïa.

 

 

 

Dans son adolescence, elle s’est liée d’amitié avec une camarade d’enfance  qui a suivi le même parcours scolaire qu’elle, au-delà de l’école communale. Toutes deux, candidates aux examens d’enseignement, sont allées à l’école primaire supérieure de la ville voisine.  Aimée échoue à l’examen, contre l’attente de tous, enseignantes et famille.

 

Elle renonce à poursuivre et se présente au concours administratif d’une compagnie de chemins de fer. Elle est admise « dans les premiers rangs » et sera appréciée pour sa capacité de travail jusqu’au jour de l’attentat, sauf une mise en disponibilité de dix mois pour troubles mentaux.

 

Sa camarade d’études mourra en quelques années d’une maladie pulmonaire. Aimée sera profondément émue par cette mort.

 

 

 

Vient le temps du premier amour dans la petite ville retirée où, à 18 ans, elle est nommée dans son premier poste et où elle va rester trois ans. Son séducteur s’apparente à un « Don Juan de petite ville », à l’allure romantique et à la réputation assez scandaleuse. L’amour d’Aimée se caractérise avant tout comme une « délectation sentimentale intériorisée ». Dans les derniers mois de son séjour dans cette petite commune, elle concède quelques rares rencontres à son séducteur, et apprend alors qu’elle n’a été pour lui que l’enjeu d’une gageure.

 

Elle entretiendra son rêve par correspondance, dans le village éloigné où elle est nommée dans son second poste, sans jamais revoir son séducteur. Elle se complait dans une ardeur tout en rêves, elle s’isole. « Les traits d’un tel attachement s’accordent avec les réactions que Kretschmer rapporte au caractère sensitif » pour qui le lien imaginaire au semblable est marqué par la susceptibilité et la passion. Lacan connecte la complaisance imaginaire d’Aimée au défaut d’instinct vital… Jusqu’au jour où, soudain lassée de ses rêves vains et douloureux, elle « passe de l’amour à la haine » dans une brusque inversion sentimentale.

 

 

 

Une amitié intime avec une collègue de bureau dans ce village éloigné, marquera profondément Aimée, bien que celle-ci ait su ne rien révéler de ses rêves amoureux, gardant toujours « un jardin secret » - un réduit - où se défend la personnalité sensitive contre les entreprises de son contraire, remarque le Dr. Lacan

 

Car Melle C. de N. est l’inverse d’Aimée, « comme à l’objet son image inversée dans le miroir ».  out porte Aimée à subir les séductions de cette personne qui la fascine. « C’était la seule, dit-elle, qui sortait un peu de l’ordinaire, au milieu de toutes ces filles faites en série ». Lacan qualifie l’amie d’autoritaire et « d’intrigante raffinée », désignation qu’il emprunte à Kretschmer.

 

C’est par cette amie que les habitudes et les succès de sa future persécutrice, Mme Z, arrivent aux oreilles d’Aimée, ainsi que la vie de Sarah Bernhardt.

 

Avec ses autres collègues de bureau, ce qui domine, c’est une tension, un sentiment de « désaccord » dont elle souffre avant de le transformer en mépris pour son sexe : « Les femmes ne s’intéressent qu’aux petits potins, aux petites intrigues, aux menus écarts de chacun ».

 

Elle ajoute « je me sens masculine ». L’amie conjugue « tu es masculine ». L’inversion psychique, à l’état d’ébauche, va trouver une voie d’expression dans des accès de don-juanisme. En effet, ce qu’elle appelle sa « curiosité de l’âme masculine » qui a pour elle « tant d’attrait » la pousse dans une série d’aventures qu’elle dissimule à son entourage.

 

Lacan interprète : Le sentiment d’une affinité psychique pour l’homme est différent du besoin sexuel…chez elle le goût de l’expérience s’accommode d’une froideur sexuelle réelle.

 

 

 

Plusieurs échecs l’amènent à faire un choix… un fiancé, un mari.

 

Aimée choisit un collègue de bureau qui lui offre, comme époux, « équilibre moral » et « sécurité pratique », choix d’où est exclu le désir.

 

Aux objections familiales -Tu ne seras jamais exacte. Les soins du ménage ne sont pas pour toi- elle réplique « si je ne le prends pas, une autre le prendra ».

 

Un nouveau déplacement administratif soustrait le couple à l’influence de l’amie qui s’apprêtait à régenter la vie des fiancés.

 

 

 

La mésentente s’introduit dans le ménage, après le mariage.

 

-Dès cette époque elle exprime des griefs de jalousie à l’endroit de son mari, et réciproquement. Chacun reproche à l’autre sa conduite passée.

 

Lacan note que « ce n’est encore que ce type de jalousie que Freud a qualifiée de jalousie de projection », dans son article de 1922 ; ce n’est pas encore la jalousie délirante. Aimée s’isole dans la lecture, le mutisme, l’aboulie.

 

-Un nouvel acteur intervient dans la situation conjugale : la sœur ainée d’Aimée.

 

Cette « Ruth d’un Booz épicier », jeune veuve sans enfants, vient habiter chez le couple huit mois après le mariage, s’imposant dans la direction pratique du ménage et dans la vie d’Aimée, comme l’a fait à un degré moindre l’amie aux qualités de meneuse.

 

Aimée souffre moralement d’être dominée, elle se sent humiliée.

 

 

 

Le début des troubles psychologiques survient dans ce contexte :

 

Aimée est enceinte, quatre ans après son mariage. Elle a 28 ans.

 

Les propos que tiennent ses collègues de bureau lui paraissent la viser : ils critiquent ses actions, calomnient sa conduite, lui annoncent des malheurs. Les passants chuchotent contre elle, lui marquent leur mépris. Dans les journaux, elle reconnait des allusions dirigées contre elle. Elle se demande pourquoi ils lui en font autant…elle pense qu’ils veulent la mort de son enfant, se disant que si cet enfant ne vit pas ils en seront responsables. Elle rêve de cercueils et les états affectifs du rêve se mêlent aux persécutions diurnes. Son mari est à deux reprises l’objet d’une agression.

 

 

 

Cependant, elle collabore ardemment à la confection du trousseau de l’enfant attendu de tous.

 

Le malheur frappe. Elle accouche d’une fille, mort-née, asphyxiée.

 

Bouleversée, Aimée impute le malheur à ses ennemis. Son amie, l’ancienne collègue de travail, lui téléphone peu de temps après l’issue dramatique de l’accouchement. Cet élément fortuit suffit à ce qu’elle concentre sur Melle C. de la N. toute la responsabilité de l’évènement.

 

 

 

Une seconde grossesse provoque le retour d’interprétations analogues.

 

A 30 ans elle accouche d’un fils, bien-portant. Nulle autre qu’elle n’en prend soin jusqu’à l’âge de cinq mois et l’allaite jusqu’à ses quatorze mois.

 

Pendant l’allaitement, elle devient de plus en plus interprétante, hostile à tous, querelleuse. Tous menacent son enfant… Elle fomente, à l’insu des siens, son départ pour l’Amérique… elle veut aller chercher fortune et être romancière.

 

Cela la conduit à un premier internement dans l’asile privé de la ville où elle réside.

 

Un peu avant, sa sœur avait menacé à genoux : tu verras ce qui t’arrivera si tu ne renonces pas à cette idée.

 

Au cours de l’entretien avec le Dr. Lacan, elle conclut « ils ont fait un complot pour m’arracher mon enfant que je nourrissais et m’ont fait enfermer dans une maison de santé ».

 

Ce premier internement durera six mois.

 

Elle sort non guérie mais améliorée, et reprend sa place auprès de son enfant. Elle semble s’acquitter de cette charge de façon suffisante. Sa sœur est toujours là, prête à prendre le relais

 

Elle refuse alors de reprendre son poste au bureau de cette ville, habitée qu’elle est par la question de savoir qui étaient ses ennemis et par la certitude qu’elle avait à accomplir une haute destinée. C’est pour répondre à ces interrogations qu’elle veut aller dans la grande ville, seule.

 

A sa demande, son administration lui accorde son changement de poste et la nomme à Paris.

 

 

 

A Paris, l’organisation délirante se poursuivra pendant six ans.

 

Je reviens donc au point où je suis « entrée » dans la lecture du cas.

 

Dans son nouveau poste, « un jour, dit-elle, comme je travaillais au bureau, tout en cherchant comme toujours en moi-même d’où pouvaient venir ces menaces contre mon fils, j’ai entendu mes collègues parler de Mme Z. Je compris alors que c’était elle qui nous en voulait…

 

Autrefois, au bureau d’E., j’avais mal parlé d’elle. Tous s’accordaient à la déclarer racée, distinguée… j’avais protesté en disant que c’était une putain. C’est pour cela qu’elle devait m’en vouloir ».

 

Au début elle visite régulièrement son enfant et son foyer, puis elle espace ses visites. Elle reste isolée et s’enferme dans des activités compensatrices et chimériques : Une carrière de femme de lettres lui est réservée. Elle veut acquérir les connaissances qui lui manquent, prépare l’examen du baccalauréat qu’elle échouera trois fois.

 

Elle sait qu’elle a une mission : guider des réformes au niveau du gouvernement, exercer une influence. Dans cette perspective « elle croit devoir aller aux hommes », selon son expression, ce qui veut dire « aborder » les passants et leur délivrer son message… Sa curiosité pour les pensées de hommes, lui vaut plusieurs fois d’être entrainée bon gré mal gré dans des hôtels.

 

Le caractère d’immanence des menaces qui pèsent sur son fils la hantent. Quelques mois avant l’attentat, les visites à son foyer deviennent quotidiennes. Elle accompagne et va rechercher l’enfant à l’école.

 

L’anxiété va croissant, anxiété à laquelle répond son délire : dans les journaux, il est écrit en clair que son fils allait être tué parce que sa mère était médisante. Il y a une photo qui reproduit le pignon de sa maison natale où son fils passe ses vacances. Dans ce contexte, elle achète un couteau de chasse.

 

Elle explique au Dr. Lacan que le jour de l’attentat, un samedi soir, « une heure avant le malheureux évènement, je ne savais pas encore où j’irais et si je ne me rendrais pas comme d’habitude près de mon petit garçon ». Une heure après poussée par sa hantise délirante elle est à la porte du théâtre et frappe sa victime.

 

 

 

Les ressorts du délire :

 

C’est avec le trauma moral de l’enfant mort- né qu’apparait chez Aimée la 1ère systématisation du délire autour de l’amie d’autrefois, Melle C. de la N., à qui sont imputées toutes les persécutions qu’elle subit.

 

Melle C. de la N. apparaît comme un substitut de la sœur.

 

Aimée n’a jamais supporté les droits pris par sa sœur dans l’éducation de l’enfant, mais dénie d’avoir été supplantée par elle auprès de son enfant.

 

Dans cette dénégation Lacan reconnait l’aveu rigoureusement nié du grief qu’Aimée impute à sa sœur de lui avoir ravi son enfant, et dans ce grief, le thème qui a systématisé le délire.

 

Les résistances affectives expliquent que ce n’est pas en sa sœur qu’Aimée reconnaît son ennemie la plus intime, ce qui laisse entendre « la méconnaissance où elle se réfugie ».

 

Elle dérive sa haine sur l’amie, c’est-à-dire sur un objet qui a provoqué chez elle des réactions analogues par l’humiliation éprouvée et par le caractère secret du conflit, mais qui a l’avantage d’échapper à la portée de ses coups.

 

Dès lors Aimée ne cessera de dériver sa haine sur des objets de plus en plus éloignés de son objet réel. Dans la série des femmes, le modèle originaire, source d’admiration et de fascination, subit les effets d’un miroir qui peut décupler l’image à l’infini.

 

Ici, Lacan parle d’érotomanie homosexuelle : dans la genèse de la série des persécutrices, le « trait prévalent », celui de la situation supérieure de l’objet, fait du délire d’Aimée « une véritable érotomanie homosexuelle », où les pulsions homosexuelles révélées par le délire présentent un caractère sublimé qui tend à se confondre avec l’idéal du moi du sujet.

 

A côté du versant homosexuel est présent, chez Aimée, le versant hétérosexuel de l’érotomanie dont l’objet est le personnage royal du Prince de Galles. Il a, pour elle, une fonction d’apaisement avant le passage à l’acte.

 

Auparavant l’objet de son érotomanie hétérosexuelle était le romancier P.B. qui ouvrait la série des persécuteurs masculins, notamment les journalistes.

 

Dans ces deux versants homo et hétérosexuel, le trait de l’initiative, classiquement attribué à l’objet érotomaniaque, est absent, tandis que le trait de la situation supérieure de l’objet choisi est prévalent.

 

 

 

Lacan use du terme d’érotomanie même si le postulat qui la caractérise est absent, postulat fondamental selon lequel c’est l’objet qui a commencé et qui aime le plus ou qui aime seul, quoiqu’il dise et quoiqu’il fasse.

 

Lacan suit la thèse freudienne, selon laquelle l’érotomanie n’implique pas nécessairement que l’amour débute du côté de l’objet.

 

Freud isole les modalités de la paranoïa à partir des différentes formes de contradictions d’une assertion unique : Moi un homme, je l’aime lui un homme.

 

La première dénégation possible - je ne l’aime pas, je le hais- projeté secondairement dans « il me hait », donne le thème de persécution (p 261).

 

La deuxième -je ne l’aime pas. C’est elle que j’aime - projeté secondairement en « elle m’aime », donne le thème érotomaniaque (p 262).

 

La troisième - je ne l’aime pas. C’est elle qui l’aime-  donne, avec ou sans inversion projective, le thème de jalousie.

 

La quatrième dénégation possible - je ne l’aime pas. Je n’aime personne, je n’aime que moi-  expliquerait la genèse des thèmes de grandeur.

 

 

 

Quant à la jalousie dans son caractère délirant, elle était indiscernable tant que les accusations d’Aimée visaient les collègues féminines qui partageaient le même bureau que le couple. Le trait délirant a éclaté quand elle a reproché à son mari, « modèle des vertus bourgeoises » selon l’expression de Lacan, d’avoir des relations avec les actrices.

 

Dans l’article de Freud sur les mécanismes de la jalousie, Lacan relève que « les délires proprement paranoïaques traduisent un attrait sexuel inconscient pour le complice incriminé », ce qu’illustre parfaitement le délire d’Aimée.

 

 

 

Je terminerai sur une question : le paranoïaque est-il capable d’aimer ?

 

Que l’amour puisse être fou, on l’admet aisément … mais que sujet paranoïaque puisse aimer, on en est moins certain.

 

Le psychotique fait figure d’homme libre car il a la cause de son désir, l’objet a, « dans la poche » dit Lacan. De ce fait, il n’est pas dans la demande par rapport à l’Autre. Le névrosé au contraire est pris dans la demande à l’Autre, parce qu’il identifie l’objet a, cause de son désir, au lieu de l’Autre. Le névrosé demande parce qu’il croit que l’Autre peut lui permettre de combler son manque. Il croit qu’il va trouver l’âme sœur. Il répète la rencontre manquée.

 

Le sujet psychotique est un homme libre dans le sens où il ne passe pas par l’Autre pour accéder à son objet. Il n’y a pas de rencontre manquée parce qu’il n’y a pas de rencontre qui supplée au non rapport sexuel.

 

 

Lacan J., « De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité », Paris, Seuil, 2002.

 

Lacan J., Traduction de l’article de Freud datant de 1922, « De quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité », Revue française de psychanalyse, 1932, tome V, n°3, pp 391-401

 

Lacan J. « Le savoir du psychanalyste » Lacan J., - Extraits choisis : « Je parle aux murs », Paris, Seuil, 2011.

 

Lacan J., Le Séminaire, livre XI, 1964, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 25.

 

Lacan J., « De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité », Op. Cit p. 153

 

Lacan J., Le séminaire, livre XXII, RSI, leçon du 8 avril 1975

 

 

 

 

 

XXXV èmes Journées Vidéo-Psy

Nous voilà cette année encore à l'Institut Nazareth, 13 rue de Nazareth en mars 2024. Le rituel printanier se poursuit

Organisées par le C.R.A.P.S

(Dr R.BRES), le groupe Vidéo-psy et le CHU de  Montpellier,

Les journées sont gratuites et ouvertes aux personnels de santé et aux partenaires sociaux sans inscriptions préalables.

 

REGARDS

 

CROISES SUR

 

LA MÉMOIRE