Dérives adolescentes, de la délinquance au djihadisme

 

 

Merci  aux organisateurs de me donner l'occasion de présenter  mon livre « Dérives  adolescentes, de la délinquance au djihadisme». D'autant plus qu'en cette période de campagne présidentielle, chacun (ou presque) y va de son discours toujours plus sécuritaire pour faire face au djihadisme, alors que, de mon côté, je voudrais faire circuler un discours tout autre qui privilégie la place de la clinique et des travailleurs sociaux,  les grands absents de cette campagne. L'important n'est pas de prévoir toujours plus de policiers pour mettre toujours plus de jeunes en prison, et de construire toujours plus de prisons,  mais de  prendre en compte ces ado à la dérive  avant qu'ils ne deviennent la proie des gourous djihadistes . Plutôt que de chercher à dé-radicaliser, mieux vaut donner les moyens de prévenir la radicalisation. Prévenir l'embrigadement  de ces enfants, c'est d'abord essayer de comprendre pourquoi des enfants nés en France, scolarisés en France vont trouver refuge dans un projet où la mort est la seule issue désirable. Pourquoi là où ils pourraient gagner leur vie, ils préfèrent gagner leur mort ? Quand tuer et se tuer devient une raison de vivre, quel est le processus psychique qui pousse ces jeunes vers la déshumanisation ? Que nous soyons psychologues, éducateurs, enseignants, travailleurs sociaux, magistrats, ou simples citoyens, nous sommes tous concernés car ces enfants ce sont les nôtres, ceux que notre société a produits. Ils sont le symptôme d'un échec sociétal dont nous sommes témoins, victimes et partie prenante.

 

Travailler avec ces enfants à la dérive dans le cadre judiciaire avait été un choix clinique et politique de la 1ere heure, dans la mouvance des années 68, un choix que j'ai soutenu jusqu'aux émeutes des banlieues de 2005, où j'ai déclaré forfait. Rappel des faits : c'est le Ramadan, 2 adolescents de Clichy-sous-Bois, pressés de rentrer chez leurs parents, tentent d'échapper à un contrôle de  police et se réfugient dans un transformateur. Ils meurent électrocutés. La veille du drame, Sarkozy alors Ministre de l'Intérieur  promettait aux habitants de la Cité  de « nettoyer la racaille au karcher ». Résultat : 21 jours d’émeutes incendiaires ravagent les banlieues. Le mois suivant, je décidais de quitter la Protection Judiciaire de la Jeunesse avec une « Lettre Ouverte  aux politiques et à ceux qui les relaient ». Avec ce titre : Une clinique dans le cadre judiciaire, un enjeu vital. J'y dénonçais «  les ravages d'une politique qui détruisait ceux qui nous étaient confiés.  C’était hier-écrivais-je alors- ce sera sans nul doute demain si passé le temps de la sidération, passé le temps des promesses, le couvercle se verrouille sur leur quotidien bouché, et remet en surchauffe les brisures intimes», et je concluais « j'ai pris la décision de ne plus participer d'un projet réducteur, qui porte atteinte au devenir de ceux qui nous sont confiés ...». C'était exactement 10 ans avant les tueries djihadistes.

 

Cette Lettre Ouverte ne faisait que reprendre les réflexions et le combat que j'avais développé dans des articles tout au long de ma vie professionnelle. Écrire a toujours été pour moi une planche de salut : écrire pour savoir où j'en étais, écrire pour garder la tête hors de l'eau et tenir le cap au cœur de la tempête, écrire pour prendre du recul et élaborer. Parce qu'être psychologue dans le cadre de la justice,  maintenir  une éthique clinique dans un cadre judiciaire qui relève d'une toute autre logique, c'est un exercice de funambule. On se retrouve vite dans des situations paradoxales qui nous mettent en porte à faux. Alors, pour tenir bon durant toutes ces années professionnelles, j'ai écrit, et publié. Je me disais bien qu'il y avait là matière à en faire un ouvrage, mais je remettais toujours au lendemain. Jusqu'au 13 Novembre 2011. Ce soir-là, j'étais dans le secteur du Bataclan, je sortais d'un restau, et arrivée à ma voiture, j'ai été clouée sur place par une détonation assourdissante, puis le silence absolu, étrange, lourd. J'imaginais une explosion de gaz, un immeuble éventré. Aucune info à la radio, sur le retour partout rues bloquées, gyrophares, pompiers, ambulances, police. Ce n'est que tard dans la nuit qu'on a appris l'ampleur de la catastrophe....  et puis,  on a su qu'un kamikaze s'était fait sauter à quelques dizaines de mètres de ma voiture, lui seul  avait péri. Et la panique m'a saisie, quand j'ai imaginé cet homme déchiqueté tout près de moi, alors, des noms, des visages ont défilé, ceux d'adolescents que j'avais suivis à la PJJ, des bombes ambulantes suffisamment déjantées (au sens propre, sortis de leur jante) pour se faire sauter. Et là, écrire ce livre est devenu incontournable. Il y avait urgence à reprendre ce pourquoi je m'étais battue, dire, crier qu'à vouloir la tolérance zéro, à prétendre « mettre au pas » ces enfants quand l’enjeu d’une vie, c'est de « prendre  pied », nous allions à la catastrophe. Dire aussi que le nouveau système de management  où la logique financière est aux commandes vient attenter au sens même de nos métiers, nos métiers littéralement victimes d'attentats. Au lieu de partir du sens de nos métiers, les nouvelles politiques publiques au travers de leurs  technocrates, gestionnaires, financiers, en définissent le contenu 

 

La question centrale est celle-ci : Comment  éviter  que ce naufrage  se poursuive chez nos enfants les plus déstructurés,  comment leur donner  les moyens et le désir de résister à l'endoctrinement et à l'embrigadement qui les guette,  voilà notre priorité au carrefour du social, de l'éducatif, de la clinique et du politique, une politique aveugle et sourde aux impasses de la vie: institutionnalisation de la précarité, dérégulation,  avec leurs  conséquences sur plusieurs générations. Dans les années 30, lors de la montée du fascisme italien, Gramsci écrivait de sa prison : « « le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » (1).Nous sommes à cette charnière, où le vernis de la civilisation s'écaille et laisse resurgir le repli identitaire et la haine, avec les monstres de l'islamisme, de tous ces fascismes, tous ces totalitarismes qui excluent l'autre différent.

 

Pour que mon propos ne soit pas utilisé politiquement à des fins d'exclusion, je tiens à préciser que si la majorité des enfants que nous rencontrons à la PJJ (2) sont nés de parents exilés, ce que j'évoque ici ne concerne que ceux qui ont échoué à trouver leur place. Tous ceux qui ne font pas parler d'eux, et qui réussissent leur vie ici, on ne les rencontre pas. Il y a 20 ans, Libé rendait hommage à une grande dame de la chanson, Mireille, qui disait : « un grand père russe, une grand-mère bohémienne, une mère anglaise, et un père d'origine polonaise...c'est ce qui m'a permis de faire une musique bien de chez nous ». Si ce trajet entre les pays, les cultures, les langues, si ce tissage des cultures a ouvert à certains les portes de la création,  d'autres  se retrouvent au bord  du précipice, suspendus au milieu de nulle part ?

 

Ces autres-là, on n'arrive à les rencontrer que lorsqu'ils ont à faire à la justice. On peut alors penser que s'ils provoquent la loi, c'est peut-être pour la faire exister. C'est le signal d'alarme qui va nous permettre de les prendre en compte, et de transformer la contrainte judiciaire en chance. Mais comment prendre en compte des enfants cassés et cadenassés qui ne nous demandent rien? Ils échappent aux institutions, aux parents ; mais surtout, ils s'échappent d'eux-mêmes et du vide qui les étreint. Ils passent  à l'acte, ils brûlent leur vie en brûlant leurs cartouches, en se disant qu'ils ont tout à gagner et rien à perdre, et c’est seulement lorsque la butée judiciaire met un frein à leur violence que les conditions d’un travail clinique et éducatif  peuvent être posées. Je dis bien les conditions d'un  travail clinique... Parce que s'en tenir à ce qu'on nous demande : évaluer,  investiguer,  mettre des jeunes dans des cases -débile, frustre, carencé, psychopathes, borderline- comme je l'ai maintes fois lu dans des rapports, cela n'aidera personne, ni le juge pour juger, ni les jeunes pour avancer. Si la contrainte judiciaire nous permet de rencontrer ceux qui échappent, ce n'est pas pour les stigmatiser, mais pour susciter, accueillir, mobiliser ce qui n'a pas encore pris mot pour se dire, ce qui ne se dit qu'au travers de leur agir. L'évènement  judiciaire c'est ce qui peut et doit ouvrir à l'avènement d'une parole. Car si les adolescents ont affaire au Juge au nom de la Loi, si le psychologue les reçoit à la demande du magistrat pour l'éclairer, le psychologue et les travailleurs sociaux ne doivent pas oublier qu’ils ne sont  pas là pour le Juge, mais par le juge et pour le jeune. Un déplacement qui va permettre d'inventer une clinique qui prend tout son sens dans  le cadre judiciaire : c'est la réalité des faits qui va nous permettre d'accéder à la réalité psychique. La réalité psychique, c'est cette machine à interpréter le monde. Selon la structure de cette réalité psychique, la relation à l'autre et au monde qui nous entoure prendra des sens différents. Ces enfants-là vivent dans un monde sans repères, sans bord, sans passé, sans futur, ils se sont construits sur un terrain miné, une réalité psychique sinistrée, pleine d'effondrements. La prise en charge clinique, éducative va les aider à mettre les repères nécessaires à leur devenir.

 

« Ils n’ont pas de demande », entend-on souvent ! Certes, mais en-deçà de cette non-demande, il nous faut supposer un appel, un appel inconscient à être inclus, et reconnu. Demander, suppose d'avoir fait  l'expérience du prochain, l'Autre fiable, secourable, qui assure la sécurité nourricière et affective de l'enfant. Or très tôt, ils ont vécu des traumas, des placements, ils ont dû survivre entre abandons et trahisons. S'ils n'ont pas de demande, c'est parce que demander, c'est prendre le risque d'un non, un non qui les efface, qui les anéantit. L’autre -de sa seule présence, de son seul regard, de sa seule parole- les met en danger. Notre enjeu va être d'atteindre ceux qui refusent de se laisser atteindre, qui se protègent d'un lien qui les menace, pour en arriver à ce qu'ils s'approprient une démarche qui les oblige. Que le juge dise la loi n'a pas, en soi de vertu structurante, la peur du gendarme ne suffit pas à ce que la loi s’inscrive. Qu'il signifie l'interdit qui introduit au vivre ensembles est important, à condition que ce soit la porte d'entrée vers un accompagnement. Pour dépasser le retranchement de ces enfants, il importe de s'engager dans une rencontre, de susciter un transfert, de réveiller un désir, de dépasser une fonction  aseptisée. Soutenir ces jeunes de notre regard, de notre écoute, de notre désir là où ils sont dans la défiance et le rejet, est incontournable pour pouvoir envisager de prendre place en eux pour une reconstruction du lien. 

 

L'entretien inaugural                                                                                                      

 

Comment rencontrer ces ado butés, barricadés dans leur ghetto psychique, sans projet parce que sans passé. Dans le sillage du juge, mais d'une autre place. Notre travail clinique va  alors consister à solliciter les parents en présence de l'enfant, et les amener à raconter d'où ils viennent, pourquoi, les amener à se souvenir là où ils préfèrent oublier. C'est ce que j'appelle se faire passeur de mémoire, pour permettre aux enfants de trouver le passage entre ici et là-bas, entre avant et après, afin qu'il s'empare d'une histoire, qu'ils  l'habitent au lieu d’en être habité : « La tache de l'analyste, écrit Freud, est de reconstituer ce qui a été oublié à partir de traces qui sont restées, ou plus exactement de le construire ». 

 

Un processus que nous avons initié au travers d'un entretien d'accueil qui inaugure la prise en charge, un entretien vivant, ouvert, plein de surprises, qui réunit parents et enfant, avec le psychologue et l'éducateur (voire l'AS quand le poste sera occupé ??). Un 1er entretien qui permettra de poser le cadre de notre intervention, mais aussi  d'accueillir la parole, de la susciter, de la faire rebondir, et d'orienter la prise en charge, dans la plus grande souplesse autour d'un projet commun. Il faut être là bien conscient que nous sommes à contre-courant des prescriptions d'un système de management qui envahit l'associatif comme le secteur publique, sur le modèle de l'entreprise avec un objectif de rentabilité. A savoir, résister et combattre la langue des gestionnaires pour qu'elle ne prenne pas le pas sur la langue de l'humain.

 

Bien souvent, il faudra prendre le temps nécessaire pour mobiliser les pères lors de ces entretiens, leur faire entendre que le devenir de l'enfant n'incombe pas seulement à la mère. Parce qu'un adolescent qui défie la loi sociale, en appelle indirectement au père pour qu'il prenne sa place. Alors si le père  ne peut être présent, ou s’il se dérobe à l'entretien, il sera présentifié dans notre parole. Ce qui s'est joué dans le social, sera alors l'occasion de remonter à la 1ere des lois, l'interdit du meurtre et de l'inceste, qui sous-tend tout l'édifice psychique. Celui qui est censé en être son représentant, c'est le père.  Précisons que ce qu'on appelle père en psychanalyse, c'est cette instance tierce entre la mère et l'enfant qui va permettre à l'enfant de passer du corps à corps avec la mère au langage, aux apprentissages avec toutes les conséquences sur les acquisitions scolaires. Cette instance tierce, on peut lui donner le nom de fonction paternelle, ou encore avec Lacan, insister sur sa fonction symbolique avec le Nom- du-Père ou métaphore paternelle. En l'absence de tiers,  le lien mère/enfant risque d'évoluer vers le  parasitage,  et pour se détacher vers la violence  (les mères battues ne sont pas rares). C'est bien souvent sur ce mode vampirique et violent que ces enfants vont vivre ensuite leur rapport à l'autre. 

 

On fera en sorte que la parole circule souvent houleuse, tendue mais à l'abri d'une Loi plus pacifiante que répressive. On traitera des impasses relationnelles en remobilisant les échanges, en faisant tiers. En entamant le poids du silence, ce qui s'est figé en trauma va se remettre en circuit, et l'adolescent va bien souvent découvrir, ébahi,  ce qu'il ignorait, une traversée de vie difficile pour les parents, avec ses ruptures,  ses  traumas,  ses deuils.  L'enjeu, c'est de permettre à des jeunes en errance psychique de reprendre pied, de se raccrocher à la rive, de canaliser leurs pulsions en les arrimant à des images, à des mots, à des affects, à un récit. Soutenir ces familles dans leur parole souvent naissante, c'est insuffler un peu d'air, un peu de jeu, pour que les enfants puissent dire « Je ». Par un  glissement du discours, on va donner lieu à un travail de déliaison de ce qui semblait gelé, figé, et de nouvelles liaisons qui vont éclairer le passé. Reprendre ces trajets de vie, aider les parents à construire un récit pour leur enfant, les reconnaître pour qu'ils se reconnaissent eux-mêmes dans leur épreuve, les soutenir de notre regard va contribuer à ce que les familles se réhabilitent à leur propres yeux, et se  réhabilitent ainsi  aux yeux de leurs enfants.  C'est une dimension nécessaire pour que ces enfants ne s'en remettent pas aveuglément à une origine mythique, et à une filiation plaquée et fictive.

 

L'histoire familiale  

 

Reprenons le trajet psychique de ces jeunes qui ont à faire à la justice,  ceux qui ont échoué à trouver leur place ici quand leurs parents ont eu le courage  de tout quitter là-bas, de faire le grand saut, sans filet, des parents dans le deuil de leurs repères, dans le deuil de leur famille, le deuil de leur langue. Mais aussi des familles animées par le désir et l'urgence de s'adapter, quoiqu'il leur en coûte. L’important était de se battre pour offrir  à leurs enfants une vie meilleure. Mais l'espoir des parents en des lendemains qui chantent a cédé la place au «no futur» de leurs enfants. Au prix de ruptures, de dépressions, de somatisations, ils ont lutté  pour inscrire la vie de leurs enfants  dans un monde qu'ils pensaient multi-ethnique, et plein de promesses. L'école devait être le curseur de leur réussite. Pourtant leurs enfants sont devenus anorexiques scolaires autant que consommateurs boulimiques. Fascinés par la vie facile et la société de consommation, ils exigent et réclament leur dû dans l'effacement de leur dette. « Mais -se lamentent les parents-  ils ne manquent de rien, ils ont tout... ». De culpabilité en réparations, on ne leur refuse rien. Certes, ils  ne manquent de rien, sauf de l’essentiel: le lien basique, sécurisant avec la mère, et la loi, cette fonction tierce  qui  limite le lien fusionnel, le corps à corps. Apprendre, c'est s'écarter du corps. Le désir de savoir  est une sublimation de ses pulsions. Et si les acquisitions scolaires ont glissé comme sur les plumes d'un canard, peut-être est-ce parce qu'apprendre, c'est trahir les parents, s'inscrire dans un processus d'où les parents furent exclus. Il est interdit de passer le pont, de rejoindre l'autre rive, celle qui s'ouvre sur un devenir ouvert et créateur. Au lieu d'aller de l'avant, ces ados vont régresser vers le passé. L'échec des acquisitions symboliques (lecture, écriture, mathématiques) va orienter l'adolescent vers ses voies de garage, et préparer dans la répétition  le lit de l'exclusion sociale. 

 

A ne pouvoir se projeter vers l'avenir, ils sont ceux par qui le scandale arrive, quand ils agissent le refoulé parental. Là où les parents se laissèrent effacer, les enfants font effraction. Là où soufflèrent les tempêtes muettes  de leurs parents, ils se construisent sur du vent. Là où leurs parents furent soumis, ils sont insoumis, là où leurs parents furent résignés, ils sont révoltés. Bruyants, là où leurs parents furent discrets. Impatients quand leurs parents avaient tout le temps. De leur Père malade, vieilli, handicapé,  invalidé par le social, ils ne voient que l'immigré, infantilisé d'être assisté. Ils ignorent qu'il fut ce héros, cet aventurier solitaire qui osa se risquer, seul et sans filet, vers la terre promise ; leur père  venu en éclaireur, défricheur de terrain avant d'accueillir femme et enfants restés au pays : leur père absent dans le désir de la mère, absent dans la vie des enfants, des enfants livrés aux mères, des mères à la merci de leurs enfants.  De retour au pays, chaque été, le père fut cet étranger venu déranger, retirer la mère à l'enfant pour lui faire un autre enfant. Que les enfants soient  nés ici, ou «transplantés» plus tard, posés ici ou là, comme des objets  sans parole, ils découvrent un père disqualifié dont ils cherchent à se détacher. Quand les enfants  n'ont pu s'étayer sur  aucune identification structurante, la révolte adolescente va s'appuyer sur des identifications nouvelles, au gré des « héros» du moment. C’est le temps de tous les dangers, le temps de la rencontre avec les recruteurs islamistes qui vont  lui offrir  une nouvelle filiation héroïque. Là où ils étaient exclus, ils seront élus, dans le sillage du Prophète.  

 

Crise ado

 

Revenons plus précisément sur la crise d'adolescence, une crise autant logique que chronologique. Mais on sait qu'il ne suffit pas d'être adulte pour ne plus être adolescent. La crise, dans certaines circonstances, peut durer toute une vie, mais elle démarre à la puberté, une puberté de plus en plus précoce. C'est le temps aveugle et sourd d'un remaniement pulsionnel, d'un remaniement des identifications. C'est le temps de s'opposer, de transgresser, de fuir les parents  pour sortir de l'enfance et de le montrer, le temps de les remettre en question, eux et ce qu'ils ont fait de leur vie. C’est le temps du caïdisme et des paris stupides : tout sauf passer pour un « dégonflé », tant l'enjeu phallique, la revendication phallique est sur le devant de la scène : dénier ses limites pour se prouver qu’on est un homme, jusqu'à oublier qu’être un homme tient précisément à la reconnaissance de ses limites. Et s'ils  décrochent de ceux qui les ont élevés, sans personne fiable à qui se raccrocher, les adolescents vont être une proie facile pour la rencontre fatale, qui fera d'eux des héros. Sans assise symbolique, écartelés entre amour et haine, entre refuge narcissique et confrontation œdipienne, ils ne savent que faire de ce tumulte pulsionnel qui les submerge, que faire de cette partition inconnue du sexuel d'autant plus terrifiante que là où la confiance fut trahie, là où le don de vie fut  émaillé d’abandon, le passage adolescent est répétition d’un enjeu de vie, voire d’existence avec son revers d'inexistence. Quand les liens précoces n'apportent pas à l'enfant une sécurité de base, quand le sol  nourricier, affectif s'effondre, l'enfant se construit-la peur au ventre- sur ce que Winnicott a appelé une « angoisse archaïque disséquante ».  Leur violence destructrice et suicidaire  n'est que la face visible d'une dépression enfouie, clivée. Une violence qui les soutient contre l'effondrement et témoigne de ce qui en eux veut vivre. Ils s'accrochent aux vibrations du corps dans leur immédiateté et leur intensité, pour s'éprouver vivant. L'agir adolescent devient une conduite conjuratoire où la mort est omniprésente, appelée pour mieux être maîtrisée, convoquée pour mieux être éloignée, jusqu'à ce qu'au bout du chemin, les plus fragiles  y plongent pour de vrai.  

 

Lorsque le père n'a pu exercer sa fonction séparatrice entre  la mère et l'enfant, la violence est ce qui vient les séparer. Des enfants à la merci de leur mère, des mères battues à la merci de leur enfant, ce type de lien va devenir la matrice de leur relation sociale. Rapport de force, rivalité, agression, ils projettent sur l'autre leur peur de l'intrusion, leur peur d'être aspiré dans le désir de l'autre, d'être bouffé. Une peur qui les ligote dans une impasse narcissique. Un regard est vécu comme une intrusion, une parole est une agression, un NON est un effondrement. Ils lisent leur vulnérabilité dans le regard de l’autre, ils sont dans la terreur d’y disparaître : « Il m'a regardé, il m'a pas respecté, il m'a traité ». L'autre, l'étranger devient le persécuteur qu’il faut abattre pour respirer. C'est le mauvais œil qui les regarde, qui va  dévoiler le leurre qui soutient leur existence tant leur identité est en miettes.  Alors,  ils s’épuisent à détruire pour ne pas être détruits,  ne pas être aspirés  dans l’abîme insondable de l’Autre menaçant. Leur rejet et leur haine recouvrent leur crainte de  l'anéantissement. Ils exigent à corps perdu, et s'approprient par effraction dans l'urgence de leur satisfaction. L’autre, le rival imaginaire est censé posséder ce qui leur manque, alors ils s’emparent de ses objets pour se parer de leur brillance et masquer  leur  noyau blessé. Ils recouvrent leur dépression, en endossant une identité factice et en idolâtrant le semblant, ils deviennent le superman à qui rien ne résiste et dans une parade d'intimidation,  ils traversent le miroir  en  héros incastrable, celui que rien n'arrête, jusqu'à la prison. La rencontre islamiste n'aura plus qu'à se saisir de cette fuite en avant et à instrumenter leur haine et leur violence. 

 

Nom-du-Père, Nom-de-la-Marque, Nom-de-Daesch

 

Lorsque la fonction paternelle, la métaphore paternelle, le Nom-du-Père pour Lacan n'a pu s'inscrire dans la réalité psychique, ni pour la mère, ni pour l'enfant, l'enfant va se soutenir de substituts, de prothèses, de béquilles pour se tenir debout. A défaut de trouver leurs marques symboliques dans la filiation, à défaut de pouvoir s'appuyer sur le  Nom-du-Père, ils endossent, ils incorporent  le « Nom-de-la-Marque »  -Nike, Adidas- ils s'affilient à la multinationale triomphante, valeur sûre, emblématique et sans faille, garante de leur identité. Ainsi cuirassés, la marque prêt-à-porter sera la référence qui leur tiendra lieu d'identité : la marque prête à les porter. Jusqu'à ce que leur boulimie consommatrice les confronte inexorablement à la barrière de la justice. Si les conditions d'un accompagnement éducatif et clinique ne sont pas alors réunies en ce moment critique, l'étape suivante sera l'incarcération.  C'est là le terrain élu  du recruteur, le « grand frère » protecteur prendra place en eux pour attiser leur haine, faire flamber les  préjudices subis, et les engager sur le chemin tout tracé de la mort.  Dans le brouillard de leur passé, sans projet, sans horizon, des adolescents qui étaient jusque-là les guerriers d'une cause inconnue, inconnue d'eux, vont s'accrocher  aux nouvelles idoles qui donneront sens à leur colère, instrumenteront leur violence en leur donnant une raison de vivre sur fond de mort, la mort héroïque du martyr. Leurs pulsions seront canalisées par un discours totalitaire. Ils seront façonnés pour devenir chair à canon, bombes ambulantes, enfin élus dans le droit fil du prophète. Après avoir encrypté leurs traumas précoces pour survivre à la catastrophe, recouvert leurs failles narcissiques, cherché des suppléances à leur faille identitaire, lutté contre leur sentiment d'impuissance en se perdant dans la toute-puissance, lutté contre leur dépression en se réfugiant dans la consommation et la mégalomanie, après avoir tenté de recouvrir leur insécurité profonde par le Nom-de-la-Marque, celui de la multinationale toute-puissante, ils revêtiront les habits de  leur nouvelle filiation salafiste. La loi coranique  et ses rituels obsessionnels envahissants feront fonction de  colonne vertébrale là où la dimension symbolique n'a pu s'inscrire. Ils vont  se ligoter de la Charia qui viendra faire ligature à leur angoisse. Jusqu'ici décrits sans foi ni loi, ils vont se ligoter d'une foi qui fait loi, une loi tyrannique qui les mène à une folie meurtrière et suicidaire. De n'avoir pu s'arrimer au Nom-du-Père, ils vont se soutenir du Nom-de-la-Marque,  puis ils  vont  chercher à se guérir en fétichisant le Coran et en se soutenant du Nom-de-Daesch. En  changeant de nom dans le sillage du prophète, forts de leurs  nouvelles fondations, de leur  nouvelle filiation, ils vont incorporer les vociférations, les imprécations, les injonctions du père primitif : le père de la Horde, incastrable, fascinant et fascisant, celui  qui  banalise la férocité (frérocité), la cruauté, la pulsion barbare  qui gisent au cœur de l'Etre, jusqu'à ce qu'ils se disloquent dans l'impasse terroriste aveugle et volent en éclats. En actionnant leur ceinture pour franchir le mur du non-retour, là où il n'y a plus de bord, plus de limites, plus de vie et de mort, ils rejoignent l'irreprésentable  pour devenir enfin immortels, éternels, universels.

 

Echec de toutes ces tentatives de prothèses, de tous ces recours pour se sauver, les meurtres suicidaires renvoient à ces zones de terreur et d'effroi enterrées autrefois dans une fosse, Réactivées par  des images, des injonctions, des imprécations qui font appel à la barbarie, ces noyaux de terreur resurgissent dans le réel, et aspirent, submergent les parties restées vivantes de la psyché jusqu'à la désintégration.

 

1/ Gramsci Antonio « Cahiers de prison , Passé et présent », ed Gallimard, traduction par Venturini Serge,« Eclats d'une poétique de l'inaccompli », p12, ed L'harmattan 

 

2/ Protection Judiciaire de la Jeunesse

 

3/ Voir le concept d'auto-clivage narcissique chez Sandor Ferenczi

 

XXXV èmes Journées Vidéo-Psy

Nous voilà cette année encore à l'Institut Nazareth, 13 rue de Nazareth en mars 2024. Le rituel printanier se poursuit

Organisées par le C.R.A.P.S

(Dr R.BRES), le groupe Vidéo-psy et le CHU de  Montpellier,

Les journées sont gratuites et ouvertes aux personnels de santé et aux partenaires sociaux sans inscriptions préalables.

 

REGARDS

 

CROISES SUR

 

LA MÉMOIRE