LES TEMPS DE ROSE

 

 

 

Carmen Ochea, psychologue

 

 

 

Théorie de l’inconscient et du temps....................................................................................... 1

 

Analyse de la situation par le filtre du temps et du corps...................................................... 1

 

Par le temps et le corps, le travail de subjectivation, de mise en histoire                               2

 

 

 

Théorie de l’inconscient et du temps

 

« Qu’est ce donc que le temps » demande Saint-Augustin ? «Si personne ne me pose la question, je sais ; si quelqu’un pose la question et que je veux lui expliquer, je ne sais plus »

 

Freud, en parlant du temps, nous dit : « Les processus du système Inconscient sont intemporels, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas ordonnés dans le temps, qu’ils ne sont pas modifiés par l’écoulement du temps, n’ont absolument aucune relation avec le temps. La relation au temps (…) est liée au travail du système conscient ».[1] Donc, l’inconscient ne connaît pas le temps, pendant que le conscient le connaîtrait. Freud utilise une très jolie métaphore gustative, à savoir (ou « à saveur ») que l’inconscient passe par le système conscient pour déployer ses antennes à l’extérieur avant de les retirer une fois l’excitation dégustée. Cet investissement discontinu de la conscience, à l’extérieur, construit notre perception du temps.[2]

 

Il y a donc le conscient avec le temps et les mots, et l’inconscient qui ne connaît pas le temps, ni les mots, car il se nourrit des images, des odeurs, des sons, de ce qui se saisit du corps. L’inconscient et le conscient sont séparés, mais existent des interactions, des passages, des frayages entre ces deux instances psychiques. Et, dans ces frayages, quelque chose de l’atemporalité de l’inconscient s’immisce  dans la temporalité du conscient. Ce phénomène se révèle dans l’écoute psychanalytique ; Freud utilise pour cela une autre métaphore, la métaphore ferroviaire : il compare la cure analytique avec le voyage en train et l’association libre avec le paysage que l’on voit par la fenêtre, paysage qui se déroule et se transforme. 2

 

Analyse de la situation par le filtre du temps et du corps

 

S’il fallait dessiner le récit de Rose, je tracerais une spirale qui s’enroulerait en partant du temps présent de l’échange, d’où elle nomme son cancer de la gorge, d’où elle parle de son problème de respiration parce qu’elle vient de marcher trop rapidement à nos côtés dans le couloir ; la spirale s’enroulerait aussi sur le temps du lit de réanimation avec sa vision oniroïde, avec l’incident de la miction involontaire dans le lit et de la trahison de l’infirmier qui lui avait mal parlé mais aussi avec sa propre trahison  par ses médisances sur l’infirmier médisances exprimées à ses sœurs ; cela parle aussi du temps du cauchemar - formation de l’inconscient qui trahit le refoulé - comme en collusion avec l’indignité d’uriner sous soi qui est trahison du corps. 

 

Ensuite il s’agit d’un saut dans le temps de l’enfance, le récit avec la maison vide du père absent, avant que cette maison ne se vide de la grand-mère, de la mère et des dix enfants.

 

La spirale continuerait sur un autre fragment du temps, celui du père sur son « lit de mort » qui se retrouve relié à celui de la « maison vide ».

 

Cette spirale temporelle la ramène de nouveau au souvenir du cauchemar en réanimation, avant de conclure à la culpabilité de l’infirmier indélicat, pour nous retrouver dans le présent de l’entretien ; mais de ce voyage, le présent ne se représente plus de la même manière, quelque chose ne se répètera plus.

 

De son corps, il a été question du cancer de la gorge, du corps alité et de ce qu’elle appelle son « angoisse » en réanimation, de l’essoufflement en marchant à notre rythme et de la vessie qui se vide malgré elle. Quels échos entre ces manifestations du corps et les associations qu’elle verbalise ? Quels échos entre trahison/compassion de l’histoire familiale et trahison/compassion de la scène de réanimation et du cauchemar ?  Rose enchaîne avec son histoire familiale : est-ce que la famille maternelle en désertant les lieux a trahi la confiance du père ? ou est-ce une réponse à la trahison du père ? Tous ces passages d’un temps à l’autre, tous ces mouvements sont tressés dans le sillon d’un aller/retour entre trahison et compassion, sur le lit de réanimation se sont tissés les temps de la peur de mourir, les temps du lit de mort de son père, du corps vidé et de la maison vide. Quel lien entre ce qu’elle subi et ce qui l’agit ? Entre ce qui l’agit, ces éprouvés de trahison/compassion, et ce qu’elle subi, l’incident du pipi au lit ? Le problème de respiration ? Du cancer de la gorge ?

 

Est-ce que le suicide de l’interne, représente sa propre mort ? Mais l’infirmier s’est « tué » lui aussi quelque part en tant que soignant ? D’un coup elle a pris du plaisir à vider son corps dans les plis du drap comme pour punir ce soignant puisque ce dernier par ses propos ne s’est pas retenu, pourquoi devrait-elle avoir honte de ne pas se retenir ? Elle s’est vidée le corps ; cela n’est pas sans rappeler le père qui par sa fuite vidait la maison puis rappeler la maison vidée en son absence par la fuite de la famille. Dans ce temps de l’enfance, il est question d’une disparition, les frères et sœurs, dix enfants, la mère et la grand-mère aveugle ont tous disparu un jour de la vie de ce père absent lui-même de leurs vies à eux. Cette scène a été évoquée sur le lit de mort du père, on peut supposer que Rose, sa fille, en entendant cela ait pu s’identifier à l’angoisse ressentie alors par son père. Angoisse d’un père devant la maison abandonnée par sa famille qui s’exprime sur son lit de mort et insiste aujourd’hui dans une suspension de la respiration, dans le récit d’un cauchemar qui met en scène l’inquiétant suicide d’un interne dans les propos actuels de Rose.

 

Ces chevauchements des temps et éprouvés du corps laissent Rose dans la perplexité, l’arrêt, la suspension. La condensation des éléments du corps -  explose en plusieurs temporalités et plusieurs mises en sens qui zigzaguent, s’entremêlent et se chevauchent. Le temps est un vécu que l’on peut élaborer du côté du conscient, (comme nous l’avons vu) mais il y a quelque chose qui nous échappe du côté de l’inconscient, quelque chose que l’on vit dans notre corps, se révèle par notre diction, dans notre discours.

 

            Rose nous a amenées ensemble dans les interstices de ses temps, temps de ruptures, de choques, de basculement, de trauma dont le présent, paradoxalement, est répétition d’un passé non remémoré par un lien qui puisse donner sens, répétition d’un passé non-réarticulé symboliquement à son histoire.

 

Comme nous l’avions déjà vu, Rose restait comme interdite de se rapprocher du père et de penser cette interdiction. Quelque chose d’une continuité et d’une cohérence du sujet avait été heurtée et elle s’en retrouvait figée dans un temps qui jusqu’alors ne passait pas.

 

Cet échange a pu lui permettre de se positionner en tant que sujet de sa pensée, sujet pensant, sujet actif en se disant et non pas objet passif de soins subissant l’insistance du passé.   

 

« La préférée du père », cet attribut, prend aujourd’hui un autre sens, qui lui permet de passer, grâce à son récit en notre présence, de l’état de patiente objet de soins à l’état de sujet vivant psychiquement et intellectuellement.

 

Par le temps et le corps, le travail de subjectivation, de mise en histoire

 

Le sujet en renouant avec les signifiants de son histoire, devient responsable de son histoire, « je suis ce que je me raconte » nous rappelle Paul Ricœur. Rose s’ouvre à sa propre présence et à sa propre écoute, en nous attribuant un supposé savoir d’où elle s’est autorisée à se dire. Ce qui s’entend reste sans temps, mais dès lors que c’est écouté, cela s’inscrit dans une temporalité significative. Si derrière « s’entendre » nous pouvons y voir une oreille passive, derrière « s’écouter » il y a le mouvement du corps qui tend l’oreille. Par le mouvement, dont celui de l’écoute, corps et temps se réarticulent.

 

Rose s’est positionnée, ordonnant en regard ses énigmes, elle relie les fils égarés des temps suspendus, en se reconstruisant son récit de vie.  Nous avons soutenu ses paroles de notre écoute, ce qui a permis une réinscription des temps déliés dans  le corps du récit, par un mouvement de l’inconscient vers le conscient ; par l’écoute, Rose interprète elle-même ses dires, en cela elle traduit ce qui se trahit du refoulé, de l’insu, du non advenu.

 

Hélène et moi, nous aussi avons fait une rencontre. Dans cette rencontre, Rose s’est engagée subjectivement, pour accueillir les images intérieures de ses paysages désolés afin de les transformer en pensées, en plaisir de penser, de se penser, pour écouter sa voix et y engager son désir.

 



[1] Freud S. « L’inconscient » in Métapsychologie. Essais, Gallimard, p. 96, 1968

[2] Freud S., Notes sur le « Bloc note magique », in Résultats Idées Problème. PUF, tome II, p 124., 1987

 

 

XXXV èmes Journées Vidéo-Psy

Nous voilà cette année encore à l'Institut Nazareth, 13 rue de Nazareth en mars 2024. Le rituel printanier se poursuit

Organisées par le C.R.A.P.S

(Dr R.BRES), le groupe Vidéo-psy et le CHU de  Montpellier,

Les journées sont gratuites et ouvertes aux personnels de santé et aux partenaires sociaux sans inscriptions préalables.

 

REGARDS

 

CROISES SUR

 

LA MÉMOIRE