TATOUAGES ET AUTRES GRIBOUILLAGES

 

 

 

Claude SIBONY

 

 

 

De tout temps la peau a servi de support d'inscriptions diverses: rites religieux, cosmétique, stigmates, dessins, textes, marquage sinistre des camps. En quelques décennies pourtant, le tatouage, auparavant réservé aux baroudeurs, légion étrangère et sortant de prison, est devenu un mode généralisé d'affichage. Le corps est illustré, donné à être vu, à être lu; appareillage de la peau, comme miroir aux alouettes leurrant le regard de l'Autre dans ses images ou ses traits. Ere d'exhibitionnisme, enflure imaginaire, précarité de la dimension symbolique, le corps illustré est en phase au discours social … la clinique suit cette orientation.

 

Traits, dessins, lettres et mots sont ainsi gravés sur la peau, parfois dans la peau; la peau enveloppe, la peau littoral entre jouissance et savoir, la peau qui se déchire sous le trait scarifiant ou se recouvre du dessin tatoué. Dans les deux cas cela procède d'un acte du sujet.

 

Scarification

 

Le mot de scarification étymologiquement vient d'un mot grec qui signifie incision, sa racine a donné écriture: mot et coupure sont ainsi liés.

 

De la trace laissée par le trait, empreinte réelle de l'acte, au trait du dessin qui participe d'une forme organisée, enfin  au trait d'esprit pris lui dans le signifiant nous retrouvons les dimensions du RSI. Les avant-bras ou les cuisses sont appareillés comme une toile; partie de son corps que l'on voit; la peau devient support d'un trait, elle est mal traitée par l’extrémité d’un ciseau. Jouissance et souffrance accompagnent cet acte solitaire; jouissance  hors sexe, qui s'apparente à une pratique masochiste… le sang apparait l'angoisse disparait… Court-circuit de la jouissance phallique pour une Autre jouissance rabattue sur le corps. Dans un second temps ces traces sont données à voir, ou sont dissimulées pudiquement tout en étant suggérées et laissent sidéré le regardant. il y a de la honte, trace de jouissance.

 

Quel est le statut de cette trace laissée sur la peau: dégénérescence d'un signifiant, déchet de lettre, mémorial de souffrance et donc de jouissance? Le montage opéré intègre le regard comme objet: durant l'acte le sujet voit le sang; ensuite le sujet montre et sidère  l'Autre. Traits incisés, hors sens, les scarifications ne se lisent pas comme des textes ou même ne se traduisent pas comme des hiéroglyphes.

 

 Pourtant le travail de symbolisation fait toute fois son œuvre, en après coup. Un brouillon raturé apparait et même une esthétique, comme dernier rempart contre le réel. Les traits créent un dessin, un paysage sinistré, ravagé; comme une nécessaire lecture de ce qui échappe à l'écriture. Tel jeune qui se grattant la peau finit par y percevoir un A, initiale du grand père mort… La scarification est une morsure sur la peau, cette morsure a un effet d'apaisement; le sujet se voit, se sent être réel et éprouve de la  jouissance; l'angoisse est expulsée chez celui qui voit le bras raturé dans un second temps..

 

La scarification est présentée au regard et provoque l'effroi, effroi perçu dans les yeux de l'Autre. Manipulation perverse qui évacue l'angoisse .

 

Les scarifications laissent pour un temps un paysage dévasté de traits cicatriciels ; cela n'est pas sans faire échos d'une part au Bloc magique de Freud et d'autre part à Lituraterre ; Lacan  revenant du japon contemplant en avion  les effets de ravinement des espaces désolés de Sibérie.

 

"Ce qui de jouissance s'évoque à ce que se rompe un semblant, voilà ce qui dans le réel se présente comme ravinement"   Lituraterre Autres Ecritsp16

 

 

 

tatouages

 

Le tatouage, bien qu'image, est  organisé par le signifiant il compose  avec la signification…. Il nécessite préparation, technique et surtout il émane d'un désir; Le tatouage est un événement gravé sur la peau événement sur le corps pas événement de corps; événement illustré qui agrafe une contingence, un imaginaire et sa valeur symbolique. Le tatouage est un marquage ritualisé d’événements importants, événements qui font acte dans la vie du sujet; il opère comme point de capiton rabattu dans une dimension d'image.

 

Narcissisme contemporain, idéal d'apparence et de semblants, le tatouage en soi n'est symptomatique que de la prégnance de l'imaginaire. Mais, pour chacun, sa pratique révèle un montage singulier articulant la position subjective, le fantasme et une prise de jouissance, le jeu d' effacement subjectif par le signifiant au prix d’une perte l'objet a, ou effacement derrière un insigne.

 

Illustration

 

J’appellerai ce patient  Oscar pour son goût prononcé pour le dessin, la calligraphie et le tatouage. Lui n’est pas un scribouilleur ou un ratureur, il fait œuvre de dessin et de dessins gravés à jamais sur le corps. Ce qui l’intéresse, au point d’y investir sa jouissance, c’est le dessin irréversible, permanent, et pour ces raisons, il doit être irréprochable. Il vient parler de son embarras à créer le tatouage qui le représentera auprès des autres, un tatouage signature de son style comme certains musiciens ont un style reconnaissable entre tous ; mais voilà le doute le prend, le défaut perceptible est là et son projet confine à l’impossible. Cet impossible il s’y confronte depuis toujours, s'engluant dans un désir impuissant.

 

Il a 27 ans consulte par intermittence depuis cinq ans, autour de cette question de l’impuissance à être parfait à tout contrôler, à être irréprochable. Derrière ce fantasme de perfection se dévoile un scenario dans lequel il est soumis à un regard évaluateur, un regard jugeant, le jugeant mal, regard attribué au père. Lui n'a pas honte, il se sent coupable. Ce regard le dévaste car il tranche, il le sépare de sa mère. De plus le frère ainé malgré ces frasques attire à lui ce qu'Oscar demande: l’amour du père, ou sa reconnaissance.

 

Il développe très tôt la passion du dessin comme espace qu’il maitrise; son espace à lui, à l’écart du regard désapprobateur. Son activité est clandestine comme un plaisir solitaire. A l’adolescence une jeune fille voit ses dessins et lui en demande un en vue d’un tatouage. Oh merveille! il découvre cet art qui combine le dessin, le corps et sa jouissance, et un fantasme d’éternité… mais le défaut possible le menace et se rejoue dans cet espace le drame névrotique. Le regard désapprobateur réapparaît lui assignant une place d'objet déchet.

 

Le regard lui colle à la peau, dit-il; comment s'en dégager? Après quelques temps, il renonce à la réalisation d'un tatouage irréprochable; il le maintient au champ du fantasme. Il opère progressivement un remaniement subjectif qui permet de composer avec le défaut, avec le manque. Le remaniement n'est pas structurel mais conjoncturel. Il se contente d’un tatouage dont il me montre une esquisse dessinée. Il s'agit d'un ensemble de lignes symétriques  dans lesquelles le regard se perd. Peut-être est-ce sa tentative de piéger le regard; le piéger dans le corps, regard approbateur…. le déchet s'inverse en brillant.

 

Apres deux ans d’arrêt il consulte à nouveau autour d’une demande analogue à la précédente : son anxiété, le regard, l’épuisement à tout anticiper, contrôler, maitriser.. 

 

 Il vient avec 4 signifiants nouveaux: mari, père, maison  et tatoueur. Des signifiants mari, père et maison il ne dit rien, absolument rien. Il dira juste j’ai le travail, la femme, la fille et la maison ; d’ailleurs il décline cela du côté de l’avoir : j’ai la femme et non je suis marié.

 

 Le tatoueur tatoué lui parle, son discours est assez pauvre comme si tout partait dans le dessin. Il s'est fait d’autres tatouages qui disent un moment particulier de sa vie, comme s'il collait à la peau ce qui participe de l’ordre symbolique. Il ne cesse de redorer le blason privilégiant l’image tatouée au signifiant : tu vois qui je suis. En quelque sorte il s'illustre, il s'illustre aux yeux de l'Autre.

 

C’est peut-être pour cette précarité symbolique, précarité singulière mais en phase au contemporain, que je n’ai pas engagé cette personne vers un travail analytique de cure type, mais plutôt un suivi à ses côtés de sa construction.

 

Oscar reflète ce qu’il aimerait que l'on voit de lui, il se fabrique les insignes d'un Idéal du moi. Lacan (les Ecrits p679 Remarque sur le rapport de Daniel Lagache) précise : "c'est la constellation de ces insignes qui constitue  pour le sujet l'idéal du moi". Mixte entre fantasme et symptôme, son bricolage participe d'un nouage sinthomatique.

 

 Quelques questions pour conclure

 

Le tatouage est-il un insigne reconnu par l'Autre comme une distinction qui le singularise? Peut-il par ailleurs être éligible à la fonction de signifiant représentant le sujet pour un autre signifiant ou signe t-il que  l'agrafe contemporaine est plus imaginaire que symbolique?

 

Miller dans son cours "ce qui fait insigne" 86/ 87  parle d'un sujet manœuvrant l'Autre afin qu'il décerne les insignes…. p 91" l'Autre est une instance que le sujet manœuvre…en tant que celui-ci manœuvre la réponse de l'Autre afin d'obtenir tel ou tel effet d'identification subjective."

 

Les écritures du corps nous révèlent elles les modes de colonisation du signifiant sur le corps? du trait incisé à l’image, du trait à la lettre, de la lettre au mot….

 

La scarification, qui exhibe le réel du corps, est le niveau le plus archaïque de ce qui "du réel pâtit du signifiant". Elle constitue une trace, un reste de jouissance, un reste effet d'une  rupture : rupture de chaine ou de signifiant? Le tatouage procède d'une structure, le message est encodé il se réfère donc au signifiant. Dans la scarification, hors sens, la lettre est morte, éclatée en traits; elle est "pluie de semblants", c'est-à-dire ce qui du semblant se rompant comme un nuage trop plein, pleut en  lettres (cf. Lituraterre); l'insigne participe de la morsure signifiante  sur la chair mais s'articule au signifiant ou même en constitue son pendant imaginaire.

 

J.-A.  Miller  dans son cours "ce qui fait Insigne" 86-87:  leçon X p 136:" le sujet se confond avec le signifiant Mais ce qui lui est ouvert par l'aliénation c'est de se faire représenter par ce qui est d'abord insigne." Puis p. 137: " c’est dans la mesure ou le sujet est épinglé en S1qu'il ne se retrouve pas rabattu en a. C'est cette épingle de l’insigne qui l'écarte de son statut en a. "

 

A la différence des ratures rageuses de la scarification qui déchirent la peau; le tatouage maquille… C'est cet écart qui fait qu’Oscar tire son épingle du je… Autrement dit à l'ère de la précarité symbolique généralisée le tatoueur se crée son propre modèle là où le scarificateur déchire sa toile.

 

 

 

                                                                                                                   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Recherches biblio

 

sem v  p294 leçon les  insignes de l'idéal 

 

« Je n’ai fait dans le ravinement, image certes, mais aucune métaphore. L’écriture est ce ravinement ». liturateerr

 

que la lettre est pluie du semblant. Si la lettre est pluie du semblant, le signifiant la contient donc et elle en tombe.

 

. Lacan dit : p.126 « l’écriture est dans le réel le ravinement Du signifié ». C’est donc le langage lui-même et plus précisément ses effets de sens  que la lettre façonne en y faisant apparaître un creux

 

« Voilà, c’est comme ça qu’invinciblement m’apparut, dans une circonstance qui est à retenir, à savoir d’entre les nuages, m’apparut le ruissellement qui est seule trace à apparaître, d’y opérer, plus encore que d’en indiquer, le relief sous cette latitude, dans ce qu’on appelle la plaine sibérienne, plaine vraiment désolée au sens propre, d’aucune végétation que de reflets, reflets de ce ruissellement, lesquels poussent à l’ombre ce qui n’en miroite pas »

 

Mais le ravinement est celui du signifié dit Lacan. Pendant que le signifiant est raturé, du signifié, la lettre jette dans l’ombre certains pans et en met en lumière certains autres. La lettre y produit un relief.

 

Comme telle, comme rature, comme trait réel sur le signifiant ravinant son signifié, la lettre est « rupture du semblant » qui caractérise le signifiant, et de cette rupture « s’évoque » de la jouissance. Et c’est précisément « ce qui s’évoque de jouissance à ce que se rompe un semblant qui dans le réel se présente comme ravinement ».

 

C’est sans doute pourquoi la calligraphie y trouve une place d’exception. Elle produit la litura pure de manière « définitive », c’est-à-dire ne pouvant être ensevelie sous le semblant comme le sont les autres surgissements de la lettre, les formations de l’inconscient notamment où la

 

Miller cours Insignep139 "ce que je regarde n’est jamais ce que je veux voir… ce sont toujours des formes signifiantes ….ce que je veux voir c’est la part perdue de l’image qui apparait là comme invisible….

 

p91 cet Autre qui a tout pouvoir par sa réponse, c’est le sujet même qui le manœuvre …. c’est le sujet qui a la racine, le fait naitre. Il fait naitre cet espace de l'Autre qui l'inclut. Lacan en donne l'indication technique dans la cure du névrosé en tant que celui-ci manœuvre la réponse de l'A afin d’obtenir tels ou tels effets d’identification subjective

 

XXXVI èmes Journées Vidéo-Psy

Nous voilà cette année encore à l'Institut Nazareth, 13 rue de Nazareth en mars 2024. Le rituel printanier se poursuit

Organisées par le C.R.A.P.S

(Dr R.BRES), le groupe Vidéo-psy et le CHU de  Montpellier,

Les journées sont gratuites et ouvertes aux personnels de santé et aux partenaires sociaux sans inscriptions préalables.

 

EN MARGE CITOYENS