Que faire avec un corps en lambeaux ?      

 

 

 

                                                                                  "On juge du degré de civilisation

 

                                                                                   d'une société à la manière dont elle                                                                                      traite ses déviants et ses fous"

 

                                                                                                                      Lucien Bonnafé

 

                       

 

 

 

            Dans le dossier d’admission, la lettre que nous avons reçue portait deux signatures. L’une masculine, assez classique, nom et prénom aux consonances françaises,  l’autre plus énigmatique, tant pour le sexe que pour l’origine…

 

Lorsque je lui en parlerai, il commencera par éluder la question. Beaucoup plus tard, il me dira spontanément que la première signature n’est que son nom « administratif », « bureaucratique » ajoutera-t-il. La deuxième est « son nom véritable ». Ce nom lui est venu dans une inspiration, il évoque « la forêt », « ni masculin, ni féminin », « c’est neutre » précise-t-il. Pour vous parler de lui aujourd’hui, j’ai choisi de l’appeler Arlekyn (je l’écris k.y.n parce qu’il aime beaucoup la lettre y, il y en a un dans son prénom et un autre dans son nom « véritables », et que bien avant la réforme, il a modifié l’orthographe…).

 

            Lorsqu’il entre aux ACT, Arlekyn a 43 ans, il est porteur d’un cancer des testicules à un stade très avancé. L’histoire de sa vie, l’anamnèse, sera bien complexe à reconstruire, j’en recueillerai des fragments, des lambeaux au fil des rencontres. Il répond sans difficulté aux questions posées, mais de façon laconique, « administrative », sans affect ni sentiment apparent. Côté « bureaucratie », il n’a aucun revenu, n’a demandé aucune allocation, aucun minima social - pas même le RSA -, il n’a d’ailleurs plus aucun papier d’identité, n’est inscrit nulle part… il ne mendiait pas, vivait de ce qu’il trouvait dans les poubelles :

 

            -« vous n’imaginez pas, on trouve absolument tout dans les             poubelles,        nourriture, meubles, appareils électriques, électronique, vêtements et même         des médicaments, c’est comme ça que j’ai commencé à me soigner. »

 

            Il est entré à l’hôpital par les urgences lorsque l’avancement de la tumeur a provoqué un malaise qui l’a laissé sans connaissance dans la rue. Avant l’hôpital où l’on découvre la tumeur et où il reçoit un premier protocole de chimiothérapie, il vivait dans un squat. Avant cela….dans la rue… sur la route… en voyage… depuis toujours… La chronologie du parcours est impossible à reconstruire. Là encore, j’en recueillerai des bribes au fil des entretiens. Un peu partout en France, beaucoup de pays d’Europe, l’Inde aussi. Il y est entré avec un classique visa touristique de 30 jours, il y restera deux ans n’ayant plus aucun papier, déjà… il sera rapatrié par le consulat. Il insiste pour dire qu’il « refuse les nationalités » et ne se reconnaît que comme « citoyen du monde », un peu anar …

 

 

 

Cela fait plusieurs mois que des douleurs profondes dans une des jambes, puis dans les deux ont limité ses déplacements. Ceci est récurent aux ACT, nous accueillons souvent des résidents dont la maladie a arrêté l’équilibre funambulesque qu’ils avaient trouvé : la vie de rue, de routards, de déambulation ou d’errance, quelque soit leur périmètre : le quartier, la ville, le pays ou le monde. A un moment, c’est le corps qui rend les armes… la maladie prend le dessus (cancer, hépatite C, cirrhose, sida…), la douleur fait butée (pancréatite…). C’est parfois une chance…

 

 

 

Lorsque nous le rencontrons aux ACT, Arlekyn se présente comme un homme grand et maigre. Il n’a pour tout vêtement et pour tout bagage que ce qu’il porte sur lui, dans le style hippies des années ’70. Il est discret, ne participe pas aux ateliers proposés, solitaire sans cependant jamais refuser le contact. Il lit tous les livres qui trainent dans la villa, y compris en anglais, regarde peu la télévision, beaucoup plus internet. Très intéressé par la géopolitique, les mouvements alternatifs. En fait la grande originalité dans la rencontre avec Arlekyn intervient lorsque son interlocuteur éternue, tousse ou simplement se gratte la gorge. Sans transition, au milieu de la conversation, il marmonne entre ses lèvres des propos rapides, presque toujours les mêmes. Il est question de « contamination par la société capitaliste, malade de la consommation, prise dans le complot international, collaborateur, esprit de mensonge, de manipulation, secte, maffia, invasion, corruption, mépris de l’humanité »….              

 

Les phrases, les mots se succèdent très vite, pas articulés, ils sont lâchés, juxtaposés entre eux sur un ton monocorde pendant quelques secondes, puis la conversation peut reprendre, presque comme si de rien n’était, si ce n’est la sidération de l’interlocuteur tousseur…

 

Il m’expliquera que lui-même est « aux prises avec cette contamination, depuis toujours, mais depuis qu’il en a pris conscience il résiste comme il peut à ces harcèlements… Cela lui demande un effort de tous les instants…  surtout la nuit où il est assailli…     Il ne s’agit pas de cauchemars, mais d’entités réelles qui l’assaillent et tentent de le manipuler dans un jeu sadique… Il lui faut résister, c’est une sorte d’hygiène de réflexion et d’ascèse mentale… »

 

A travers ses bouts de récits, je comprendrai que le montage actuel, ces bulles de délire qui éruptent instantanément lors des éternuements, toux etc… c’est un grand aménagement sur un délire qui a longtemps été beaucoup plus envahissant, voire qui a occupé tout l’espace psychique…

 

Depuis qu’il est aux ACT, l’état de santé d’Arlekyn a été très fluctuant. Il a subi des traitements extrêmement lourds (médicamenteux et chirurgicaux) en restant presque stoïque…Il ressent les effets ou l’inefficacité des chimio avec une déconcertante précision. Il ne me parle pas de son corps vraiment, uniquement de cette tumeur qui envahit ou régresse comme des positions de champ de guerre, mais il est toujours aussi sobre dans les affects. Le médecin et les deux infirmiers se sont battus pour essayer de comprendre et de coordonner au mieux les soins entre les différents services dont dépendait Arlekyn (oncologie, chirurgie, néphrologie, angiologie…). Bizarrement, alors que lui était d’autant plus cohérent que son état s’aggravait jusqu’à être proche de la mort, tout l’hôpital semblait désorienté. Ils le passaient d’un service à l’autre, le perdaient, nous annonçaient qu’il avait été réopéré alors qu’il n’en était rien, le pensaient sorti, le renvoyaient aux ACT alors que deux heures après, il était au bord de l’agonie… Il est même arrivé un moment où Arlekyn était tellement affaibli qu’il a voulu renoncer aux soins, en tout cas, durant quelques jours il ne voulait plus retourner à l’hôpital, opposant un refus toujours sobre, mais ferme, catégorique même. L’hôpital le rappelait d’urgence pourtant, et il était en aplasie quasi totale (sans défense immunitaire, avec plus de 40°C de fièvre ce qui signait une infection). A ce moment-là, l’équipe a pris sur elle de respecter son choix de rester aux ACT et de l’accompagner dans cette pause, jusqu’à ce qu’il puisse envisager les choses autrement.

 

 

 

Peut-on –pour Arlekyn - faire l’hypothèse que la maladie, et même la souffrance corporelle en constituant une (pré-)occupation concrète, localisée sur la tumeur plus que sur le corps, sont pour Arlekyn, venues faire barrage à l’angoisse psychique dérélictante et morcelante à laquelle il était en proie bien souvent?

 

Paradoxalement la tumeur semble arrimer, lester son corps, assécher un peu le délire…

 

Arlekyn a des rencontres tout à fait originales avec chacun des membres de l’équipe. Nos entretiens sont plutôt des ballades, des voyages qui ne sont immobiles qu’en apparence. Souvent en l’écoutant, je pense à des fragments d’Antonin Artaud, celui-ci par exemple :

 

« Qu’est-ce qu’un aliéné authentique ? C’est un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement on l’entend, plutôt que de forfaire à une certaine idée supérieure de l’honneur humain. »

 

Artaud a écrit ça pour Van Gogh, dans Le suicidé de la société et ce n’est pas sans rappeler ‘l’insondable décision de l’être’ 

 

 « J’étais en révolte, en exil volontaire… » me dit souvent Arlekyn pour parler du temps avant le cancer…

 

Cela remonte à la fin de l’adolescence, il a pu faire un BEP d’électronique, il a eu un premier poste : « col blanc dans une petite entreprise », et c’est là qu’eut lieu la première décompensation. Il quitte tout et part sur la route. Un peu avant, une petite demi-sœur est morte d’un autre cancer, une leucémie… Elle avait 14 ans, lui autour de la vingtaine. Il ne sait plus exactement. Il a parfois « des contacts avec elle. C’est une présence affectueuse » me dit-il. Mais il a réalisé à ce moment-là que « quelque chose ne tournait pas rond, qu’il y avait une manipulation ». « J’ai trop vite compris comment fonctionnait le monde derrière les masques… j’ai refusé de participer à cette société, j’ai voulu clarifier ma situation, ne pas être asservi. » « Ma mère était la principale actrice de cette collaboration », « mon père je ne l’ai pas connu, il était parti avant ma naissance. »

 

Ce qu’il nomme si bien « entités réelles » ressemble à des hallucinations auditives et visuelles, jamais traitées chimiquement semble-t-il. Il a bien croisé des psy, mais ceux-ci ont parlé de «psychose », alors il est parti… encore… et je n’en saurai pas plus, des fois que… A bon entendeur… Les « entités réelles » sont toujours là. Il fait avec, et a développé tout seul des modalités tout à fait ingénieuses pour border le délire. Les traits paranoïaques sont au nombre d’entre elles, peut-être pas assez organisés ni systématiques pour traduire une structure, ils font bord… un peu… avec plein d’autres trouvailles, comme le dessin et l’écriture :

 

C’est l’éducateur qui lui a fourni des crayons de couleurs, et entre deux chimio, il s’est mis à dessiner. L’histoire d’un lutin – « c’est un peu moi » me dira-t-il -  dans un univers de forêt luxuriante. Avec ces crayons tous simples, sur des feuilles A4 ordinaires, des dessins somptueux, alliant imaginaire, poésie, fantaisie, et s’articulant avec un texte original. Les mots ne sont pas ceux de son langage parlé, ils sont rares et sophistiqués, précieux, écrits dans une orthographe qui obéit à des règles tout à fait singulières : pas de lettres redoublées, pas d’accent… la police de caractère elle-même a été soigneusement inventée pour être en « harmonie totale» avec l’histoire. « Ah ce mot police !!!  - me dit-il non sans humour - c’est quand même ennuyeux que cela s’appelle comme ça ! on voit pas le rapport ! »

 

Lorsqu’il est trop affaibli par les traitements, et depuis qu’il a un ordinateur, Arlekyn préfère les jeux vidéo sur internet. Ses avatars sont toujours des déclinaisons ou abréviations de son « nom véritable », il en a de multiples, tous contiennent la lettre Y. Ses jeux préférés consistent à inventer des mondes, des civilisations depuis l’Antiquité jusqu’au monde moderne, il y est question de culture, de diplomatie, d’économie… Ce sont souvent des jeux de rôles interactifs, dans lesquels il peut incarner plusieurs personnages.

 

Lui-même a écrit des scénarios de jeux « avec des profondeurs tactiques, tout en restant dans un esprit d’enfant, cela s’adresse à des adultes, des âmes sensibles mais fortes » précise-t-il, « je voyage » rajoute-t-il « ça me passe bien le temps, bloqué comme je suis dans la chambre »

 

Cette façon de voyager et d’être interactif à distance lui sied particulièrement. Récemment il s’est aussi lancé dans les réseaux sociaux avec Twitter. Ses twits ressemblent à ce qu’il marmonne lorsque l’on éternue, mais le format des 140 signes lui convient bien, là encore, cela endigue le délire…

 

Finalement, il n’est pas si mal aux ACT, il le dit, et depuis presque un an, il semble s’y poser…Après avoir été dans une chambre des villas, la maîtresse de maison a eu l’idée de lui proposer ce que nous appelons le F2, un petit appartement indépendant, séparé, mais dans le jardin d’une des villas, à la fois proche et distinct…

 

 En fait, les ACT semblent être un lieu ‘suffisamment bon’ pour lui, juste assez contenant sans être enfermant. Ouvert surtout, bien plus ouvert qu’un hôpital, mais plus protégé que la rue, le squat ou un appartement privé.

 

Pour Arlekyn comme pour beaucoup d’autres, nous constaterons que cette position intermédiaire des ACT, un peu Transitionnelle s’avère particulièrement judicieuse dans le dispositif de soin des personnes qui sont dans cette précarité somatique, psychique et sociale. (Les fous et les déviants disait Bonnafé…lorsqu’ils sont en plus rattrapés par la maladie et que le corps lâche.)L’institution y est présente, chaleureuse, mais ouverte et légère…

 

 

 

Trop légère parfois dans certaines situations où l’assuétude à un produit (alcool ou drogue) reste trop présente, nous en faisons l’expérience quelques fois…

 

Très légère, mais trop lourde aussi parfois, quand notre présence ou nos propositions, si légères se veulent-elles font contrainte ou injonction. L’appel de la rue est alors plus fort pour certains résidents qui y retournent après s’être ‘retapés’ physiquement et moralement quelques temps –pas assez- au goût des professionnels que nous sommes…

 

Et nous, les ‘professionnels’, cette légèreté, elle nous fait peur souvent...

 

Nous nous sentons bien trop légers face à la mort (au nombre de trois l’an dernier…) Trop légers face à l’étendue de la maladie … nous sommes toujours en nécessité de travailler avec un réseau de partenaires, médical bien-sûr, psychiatrique souvent, avec des allers retours entre eux et nous.

 

Trop légers aussi, face aux addictions multiples… Nous sommes parfois amenés à mettre fin à certains séjours (la consommation de drogue est bien sûr interdite aux ACT)… mais souvent, les résidents reviennent frapper à la porte plus ou moins longtemps après une éviction. Nous avons ainsi des séjours en plusieurs temps…Dans ces retours, il n’y a pas que de la répétition, pas que du même. Nous prenons avec eux conscience que les scansions font partie du parcours, et le modifient… de façon étonnante …singulière toujours… bénéfique parfois.

 

 

 

Nous nous sentons trop légers aussi face au cumul des problèmes (somatiques, psychiques et sociaux) quand se rajoutent les problèmes administratifs de résidents étrangers sans aucun revenu, sans papiers parfois, mais avec une maladie grave. Ils  trouvent un havre chez nous mais lorsqu’ils sont soignés, ils restent sans solution pour repartir. Leur statut – ou plutôt leur absence de statut administratif – ne leur permet de relever d’aucun minima social, ni de trouver une possibilité de travail légal, ni du coup un logement, ne pouvant justifier d’un travail ou d’un revenu…. C’est une sorte de cercle vicieux, kafkaien, ubuesque et très contemporain dans lequel sont prises bien des personnes, et bien des institutions avec eux…

 

 

 

Mais Arlekyn plus que d’autres encore, nous apprend cependant que cette ‘légèreté bien pesée’ est notre plus grand atout… nous aussi devenons équilibristes entre le trop et le pas assez, et apprenons à raccommoder les lambeaux des maladies du corps et de l’âme, des tenues d’Arlequin, en coutures surtout pas trop serrées…presque de la dentelle…

 

 

 

 

 

 

 

                                                           Marie-Pierre Ancèle

 

                                                           Psychologue Clinicienne  aux ACT de l’ANPAA   34

 

XXXVI èmes Journées Vidéo-Psy

Nous voilà cette année encore à l'Institut Nazareth, 13 rue de Nazareth en mars 2024. Le rituel printanier se poursuit

Organisées par le C.R.A.P.S

(Dr R.BRES), le groupe Vidéo-psy et le CHU de  Montpellier,

Les journées sont gratuites et ouvertes aux personnels de santé et aux partenaires sociaux sans inscriptions préalables.

 

EN MARGE CITOYENS