Qu’est-ce que le corps pour la psychanalyse ?

 

 

 

Que peut faire un psychanalyste à l’hôpital général ? Notre travail va consister principalement à écouter les malades, leurs familles et quelquefois les soignants. Les mots (m-o-t-s) vont traduire les maux (m-a-u-x) et c’est du corps qu’il va s’agir. Mais qu’est-ce que le corps pour la psychanalyse ?

 

Commençons par le début. L’homme n’est pas un corps, il a un corps. L’animal, lui, est un corps car il n’a pas le langage, et quand il est malade, si c’est un animal domestique, on l’emmène chez le vétérinaire, qui, comme le médecin, a fait de longues études, mais qui ne tient compte que de la maladie. Que mon propos ne soit pas mal interprété : les vétérinaires sont très compétents et aiment les animaux  mais  à défaut d’une parole, on soigne et on intervient sans se soucier de l’avis de l’animal. Par exemple on châtre les chats, pour leur bien (pour éviter qu’ils ne  s’échappent et qu’ils ne se battent pour satisfaire des pulsions sexuelles). On peut imaginer que certains chats, s’ils pouvaient parler, ne seraient pas d’accord.

 

Donc l’homme a un corps. Le fait qu’on dise qu’il a un corps sous-entend que le propriétaire du corps n’est pas le corps organique et justement, nous, on s’intéresse au propriétaire, c'est-à-dire au sujet ou si vous préférez, à celui qui peut dire : « je », « moi, je ». Le sujet et le corps, en tant qu’organisme,  ce n’est pas pareil. Mais  le sujet n’est pas « hors-corps ».  Le sujet on en parle avant sa naissance et quand on en parle avant sa naissance, on peut dire quelque chose de son corps comme: « j’aimerais que ma fille ait de beaux yeux bleus » et on en parle aussi après sa mort : Avec la sépulture, on célèbre les sujets qui ne sont plus de ce monde. Il s’agit bien du sujet et non de l’organisme  dans ces deux cas mais en même temps, ce sujet, dont on parle, ce n’est par un pur esprit. Il a bien un corps.

 

 La médecine s’intéresse  à la réalité du corps tandis que la psychanalyse s’intéresse au réel de la réalité du corps. Ce réel, quel est-il ? On peut tourner autour de ce réel, mais ce réel , on ne peut pas le dire. Un exemple pour illustrer mon propos : Vous avez déjà eu mal à la tête. Vous pouvez en dire quelque chose comme la localisation, ça c’est le symbolique. Vous pouvez aussi imaginer quelque chose à propos de ce mal de tête, qu’il est dû à un vin blanc que vous avez mal supporté, par exemple, mais le réel de ce que vous ressentez est intransmissible par les mots.

 

Comment s’est construit un sujet, un être parlant, que Lacan appelle un parlêtre? On peut choisir  2 temps  de repère chronologique. En psychologie du développement on apprend que le bébé est confronté à une angoisse vers le 8ième mois. C’est pour cela que les pédiatres recommandent si possible de ne pas trop perturber un bébé vers cet âge là : ne pas déménager, ne pas changer sa nounou, etc. Cela correspond au moment où il réalise que sa mère et lui ne font pas qu’un. Il prend conscience que le corps de sa mère et le sien sont deux corps séparés. D’où l’angoisse du possible départ sans retour de la mère.

 

Puis un peu plus tard vers 18 mois, les psychologues du développement, se sont rendu compte que l’enfant commençait à se reconnaître dans le miroir. Lacan l’a théorisé dans son    « stade du miroir comme formateur de la fonction du je ».  Il s’agit d’une autre étape importante de la construction du corps tel que nous le concevons. Quand le petit enfant peut se reconnaître dans une image, comme unifiée, non morcelée, c’est un corps imaginaire mais cela compte de pouvoir se reconnaître dans une image. C’est même plutôt nécessaire de se reconnaître dans une image et les animaux n’y arrivent pas pour la plupart. En même temps on dit à l’enfant qui se reconnaît : « tu vois, c’est toi, là, Hervé » et cette image combinée à cette parole qui le désigne, lui permet de se construire comme un sujet.  Il y aura d’autres étapes bien sûr, notamment pour construire sa sexualité en particulier entre 3 et 6 ans. Mais ce sujet sera toute la vie en lien avec l’imaginaire, le symbolique et aussi l’éprouvé des fonctions du corps, nécessaires pour que le sujet puisse se reconnaître dans une identité. Et donc pouvoir parler de lui. Cette identité, elle n’est autre que ce qu’il peut en dire, mais pour parler, il nous faut un corps vivant.

 

Ceux qui m’ont invitée à venir aujourd’hui vous parler m’ont demandé d’être très simple dans mes propos. Je m’efforce de l’être mais je souhaite quand même poser tous les jalons de cette question plus difficile qu’elle n’en a l’air de ce qu’est un corps pour les psychanalystes. Donc il reste encore un élément important, en plus de l’imaginaire et du symbolique, il reste cette histoire de « corps vivant ».

 

Certes nous sommes des êtres de parole mais pour vivre, il nous faut un organisme. Au début de sa vie, l’infans est dans un bain de langage mais il ne maîtrise pas encore ce langage. Il est même prématuré. Il a besoin que l’autre s’occupe de lui et que non seulement il prenne soin de ses besoins vitaux (manger, dormir, être propre) mais aussi qu’il le fasse advenir comme sujet parlant en lui prêtant des mots. Il est du corps et de la parole. Il a un éprouvé du corps, et cet éprouvé va se mettre en lien progressivement avec des mots. Quand l’enfant va grandir et acquérir le langage, il va oublier cette période de sa vie et cela va créer une perte. Avec la parole, l’être humain perd quelque chose de l’animal. Il quitte la nature pour connaître la culture, ou encore il n’est plus un être d’instinct mais un être de pulsion. Cet oubli, cette perte, par exemple « comme c’était bon d’être au sein de sa mère en train de téter et d’entendre ses paroles douces «  n’est pas tout à fait perdu. Il y a un petit reste. Une trace, un manque et ce petit reste, articulé au langage, va nous servir toute notre vie parce qu’on va passer notre vie à vouloir le retrouver. Ainsi Freud a pu dire : « le mot est le meurtre de la chose » (la Chose c’est par exemple cette Maman pas encore différenciée). On peut dire aussi que nous sommes tordus par la parole mais ce manque va nous permettre d’être aussi des sujets désirants.

 

Maintenant, après ce passage théorique, on va essayer de vous dire quelque chose de comment le psychanalyste peut travailler à l’hôpital. Nous avons choisi un cas clinique qui nous a semblé très éclairant pour notre thème d’aujourd’hui sur le thème du corps.

 

Présentation d’une patiente que nous appellerons Rose

 

Il s’agit d’une femme de 60 ans qui a appris il y a 2 mois qu’elle avait un cancer de la gorge, non métastasé mais inopérable. Depuis l’annonce de la maladie,  elle a beaucoup séjourné à l’hôpital, notamment en réanimation. Elle souhaite parler à une psychologue car en réanimation, elle a fait un cauchemar « très réel » nous dit-elle, et cela l’obsède, l’angoisse. Elle en a parlé à ses proches mais elle voudrait en parler à une psychologue.

 

Une première remarque : Nous, on va dire les psychologues à l’hôpital, on insiste souvent auprès des soignants sur ce qu’il en est de la demande du patient à notre égard. Ce n’est pas toujours facile pour les soignants d’identifier celle-ci. Et bien pour cette femme, non seulement il y a eu un appel au psychologue, mais il y a même quelque chose que nous pourrions qualifier de demande analytique : A partir d’un rêve, donc une formation de l’inconscient, qui lui pose problème, on peut entendre aussi un désir de savoir  ce que ce rêve signifie pour elle.

 

Puis une deuxième remarque : Au cours de l’entretien qui va durer je crois ¾ d’heure, rien  ne sera abordé concernant la maladie. A peine fait-elle allusion dans le couloir entre sa chambre et le bureau où nous l’emmenons pour l’entretien, à sa respiration difficile dû à son cancer de la gorge. On ne sait pas ce que fait cette femme dans la vie, ni si elle a des enfants, ni comment elle vit. Pourtant cet entretien unique aura sans doute eu un effet subjectif sur cette patiente qui, apaisée, nous remerciera à la fin.

 

Quel est ce cauchemar ? D’emblée elle dit : « je ne sais pas si j’ai rêvé, ou si c’était vrai, c’est pour cela que c’est si angoissant. » Je lui propose que c’est peut-être les deux à la fois . mais peut-être aussi qu’il y avait des liens entre la réalité de la réanimation et sa réalité subjective.

 

Le rêve se passe en réanimation. « Je  voyais dans la chambre devant  l’interne en train de vouloir se suicider. L’équipe autour de lui le soutenait pour l’aider à se suicider. J’avais de la compassion pour eux. »

 

A ma question si ce suicide lui évoque quelque chose, cela lui rappelle le frère d’une très bonne amie d’enfance qui s’est suicidé il y a deux ans. J’entends qu’il s’agit de son enfance (effectivement Freud nous a enseigné que le rêve c’est l’infantile en nous et aussi que le rêve, c’est le récit du rêve.)

 

Elle continue d’associer, elle laisse aller sa parole. Elle fait un lapsus, se reprend et continue : «  J’avais la perfusion. On m’hydratait beaucoup et je me vidais, de l’urine et de la diarrhée. Il y avait une dame, très gentille, qui s’occupait très bien de moi, et aussi un jeune homme, qui n’était pas content car il avait dû changer les draps 3 fois. Et j’étais confuse, je sentais de l’eau, j’avais demandé s’il y avait une fuite d’eau, et il m’avait répondu d’une façon désagréable, sur un ton méchant : Non il n’y a pas de fuite d’eau, c’est vous qui faites pipi au lit. » Tout ça se mélange avec le cauchemar. Et vous savez ce que je me suis dit dans ma tête ? (Là elle avait un petit sourire coquin) J’ai un peu honte mais j’ai pensé bien fait pour lui. J’étais malade et je n’y pouvais rien. J’ai eu aussi honte d’avoir raconté ça à mes sœurs, c’était comme une trahison. »

 

Elle ne dit pas « une infirmière », « un infirmier » ou un « aide-soignant », elle dit un homme, une femme. Me vient alors l’idée du couple parental. Mais je connais à peine la patiente. Je ne peux me permettre de la questionner sur ses parents. Alors je me saisis du mot « enfance » qu’elle a prononcé, et je lui dis : « Ce sont les bébés qui font pipi au lit »

 

Elle me répond du tac au tac avec un petit sourire : « pas seulement » Et elle nous fait part d’un souvenir, celui de son père,, très vieux, à la maison de retraite,, sur son lit de mort, qui lui a dit : « Il n’est pas facile de rentrer un soir chez soi et de trouver la maison vide. »

 

Elle nous explique : Nous étions 10 enfants, 5 filles et 5 garçons. J’étais la huitième. Nous vivions dans une petite maison avec la grand-mère maternelle. Mon père avait plusieurs endroits de vie, donc il ne rentrait pas tous les soirs, il était absent très souvent. Un soir il est rentré et il ne nous a pas trouvés. Nous étions tous partis avec ma mère et ma grand-mère. Je n’avais que 9 ans. Je ne l’ai plus revu pendant très longtemps comme les autres. Pourtant j’étais sa préférée. Je l’ai retrouvé plus tard quand il est revenu dans la région et que je suis allée le voir dans sa maison de retraite.

 

Que peut-on dire du corps de Rose ? Il s’est passé des choses pour elle dans son corps : La maladie mais surtout se retrouver en réanimation. On peut s’arrêter un instant sur ce signifiant : réanimation : on remet de la vie. Il se passe des choses dans son corps (elle se vide) et dans la relation aux autres qui s’occupent d’elle, les soignants. Dans ce temps, elle fait un cauchemar qui lui paraît suffisamment important pour qu’elle en fasse quelque chose, qu’elle le déchiffre, peut-être ? elle demande à nous parler et elle nous parle. Nous, on écoute, on reste silencieuse, ou presque. Disons qu’on est en écoute flottante : on ne sait rien d’elle mais on est attentive au sujet qu’elle est et qui est en train de se dire.

 

Deux mots ressortent dans le récit de son rêve: compassion et trahison. Elle ne les explique pas. Ce n’est même pas la peine. On peut s’amuser à interpréter dans l’après-coup qu’elle a eu de la compassion pour la mère à 9 ans puis qu’elle a eu de la compassion pour le père plus tard, qu’à 9 ans elle a peut-être trahi son père et que plus tard cela aurait été sa mère. Essayer de comprendre n’apporte rien. Il s’agit d’écouter ce qu’elle dit. On entend aussi qu’elle règle peut-être son compte par la pensée, et par le dire aux psychologues, même avec la honte, à celui qui lui reproche d’avoir du changé les draps 3 fois, et cela pourrait bien être la figure maternelle. Peu importe. Rose a pu à l’hôpital se dire en tant que sujet et ainsi se sentir vivante et moins angoissée.

 

Et maintenant, je laisse la parole à Carmen qui va reprendre ce cas à la lumière de la dimension temporelle. En effet le corps, c’est le je, mais c’est aussi le temps.

 

 

 

                                                                       Hélène Sigaud

 

XXXV èmes Journées Vidéo-Psy

Nous voilà cette année encore à l'Institut Nazareth, 13 rue de Nazareth en mars 2024. Le rituel printanier se poursuit

Organisées par le C.R.A.P.S

(Dr R.BRES), le groupe Vidéo-psy et le CHU de  Montpellier,

Les journées sont gratuites et ouvertes aux personnels de santé et aux partenaires sociaux sans inscriptions préalables.

 

REGARDS

 

CROISES SUR

 

LA MÉMOIRE